L’autre ou le prochain

« Je n’ai point cette erreur commune de juger d’un autre selon que je suis », Montaigne, Essais 1 chapitre XXXVII

« L’autre », à toutes les sauces

L’inflation du syntagme « l’autre » en a fait, pour certains, un slogan devenu insupportable : ils lui reprochent son caractère incantatoire et son glissement vers un mot d’ordre politique, omniprésent dans les discours sur la tolérance, la diversité, l’interculturalité, l’inclusion, la reconnaissance.

Pour d’autres, l’expression est désormais vidée de tout ancrage narratif : elle ne désigne plus un individu ou un groupe concret inscrit dans une situation vécue, mais sert à évoquer de manière globalisante toute forme d'altérité. « L’autre » devient alors une catégorie abstraite, un concept flottant. Cette généralisation conduit à un appauvrissement : l’altérité est célébrée, mais sans la difficulté, sans le heurt, sans la rugosité qui faisaient la réalité de l’autre.

« L’autre », aujourd’hui, n’est plus un être rencontré, mais une idée d’altérité. Résultat : il est invoqué dans des slogans généraux (« l’accueil de l’autre », « l’inclusion de l’autre ») mais plus jamais véritablement rencontré dans sa singularité.

Est-ce que la notion de « prochain » fait mieux ?

La notion de « prochain » semble, à première vue, échapper à l’écueil de l’abstraction qui engloutit « l’autre ». Là où « l’autre » se dilue en un concept éthéré, célébré dans des slogans généraux, le « prochain » ancre l’altérité dans une proximité tangible : c’est celui qui se tient là, dans le réel, avec un visage, une histoire, parfois une rugosité dérangeante. Dans la tradition biblique, le « prochain » n’est pas une idée, mais un appel à la relation concrète, imprévisible, souvent inconfortable. Il n’est pas choisi, il advient – et c’est là sa force.

Mais fait-il vraiment mieux ? Cette proximité ne risque-t-elle pas, elle aussi, de se figer en une catégorie moralisante, où l’on s’oblige à « aimer » le voisin sans en reconnaître les tensions, les rejets, voire les violences potentielles ? Le « prochain » peut-il être universel, ou reste-t-il prisonnier d’un cadre religieux ou culturel spécifique ? Si « l’autre » pèche par abstraction, le « prochain » n’est-il pas, parfois, trop proche pour permettre une réflexion éthique plus large ? En somme, échanger un concept flottant pour une figure incarnée résout-il le problème, ou déplace-t-il simplement les limites de notre rapport à l’altérité ?

Le Bon Samaritain (Lc 10, 25-37)

La parabole du Bon Samaritain semble répondre à cette tension. Le prochain n’est pas celui que je choisis parmi les miens : il surgit là où je ne l’attendais pas, dans l’inattendu de la rencontre. Il est celui que l’on voit, que l’on touche, que l’on relève — non celui que l’on célèbre à distance.

Tout ça, c’est très beau, mais ce n’est pas tout à fait ce que nous dit la parabole. Dans la parabole Jésus répond à la question « Qui est mon prochain ? » en racontant l’histoire d’un homme blessé, ignoré par un prêtre et un lévite, mais secouru par un Samaritain. À la fin, Jésus revient sur la question de départ : « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des brigands ? » (Lc 10, 36). La réponse est claire : c’est le Samaritain, celui qui a fait preuve de miséricorde, qui est le « prochain ».

Le « prochain » n’est donc pas l’autre. Le « prochain », c’est chacun de nous chaque fois que nous nous portons au secours de l’autre. Le « prochain » est une posture active, un choix de se rendre proche, même d’un étranger ou d’un ennemi. Au passage, le Samaritain, figure méprisée de l’étranger, devient un modèle, mais l’essentiel n’est pas là.

Le problème est plus radical : ce n’est pas seulement que « l’autre » et « le prochain » renvoient à des imaginaires différents, à des implications de sens distinctes.
C’est qu’ils ne se recoupent pas du tout.

Servir l'autre ou se servir de l'autre ?

L’autre n’est pas là pour nous servir de prétexte à notre bonté, ni pour satisfaire nos besoins de nous faire valoir.
Chercher dans l'autre l'occasion d'affirmer sa propre générosité, c'est encore l'objectiver, le réduire à un rôle au service de soi. C’est, au fond, une autre forme d'instrumentalisation — plus subtile, mais non moins réelle.

Mettre le focus sur soi — sur son propre rapport à l’autre — n'est-ce pas, paradoxalement, ce qui permet à l’autre de rester autre ? Cesser de se vivre comme l’agent d’une « bonne action » ne serait-il pas une manière plus juste de reconnaître la présence de l’autre, sans la dissoudre dans nos propres projections ?

Retour à la case départ ? De quoi « l’autre » s’est-il enrichi ?

On est retombés dans l’usage plétorique du syntagme « l’autre ? », mais la notion de "l’autre" a repris des couleurs. Il y a eu un déplacement, et pourtant l’autre visé est une figure du vulnérable. Que s’est-il passé ? D'abord l'autre a retrouvé un visage : ce n’est plus une abstraction, c’est une personne, identifiable, incarnée.Et ce visage n'appelle pas d'abord une posture, ni un positionnement, mais un passage à l’action. Non pas dire l’autre, mais agir pour lui, concrètement.

Et ce mouvement ne se contente pas de raviver la figure de l'autre : il dé-galvaude (oui, c’est pas joli) aussi la notion de « prochain ». On avait feint de la croire épargnée, mais le commandement d’amour, « tu aimeras ton prochain comme toi-même », est jugée, naïve, irréaliste, sucrée. Même dans le christianisme, beaucoup font des contorsions mentales pour l’aménager (au lieu de s’en remettre à Dieu qui agit en nous et permet plus que nous ne pouvons jamais imaginer. Sinon pourquoi rappeler à l’envi que Dieu est notre force ?). Cette de figure de l’autre renvoie à une réalité et à la reconnaissance de cette  réalité : la personne.

Dans la tradition chrétienne, la personne n’est pas simplement un individu, ni un autre à accueillir ; elle est un être unique, irréductible, porteur d’une dignité qui ne dépend ni de ses actes ni de son appartenance. Et que reconnaître une personne, c’est refuser a fortiori d’en faire un instrument de notre vertu ou de notre propre justification. 

Un point de convergence qui pourrait satisfaire tout le monde pourrait tirer profit de cette notion de personne. La notion rappellerait que la dignité de l’autre n’est gardée ni comme autre, ni comme semblable, mais par la reconnaissance de sa simple présence en tant que personne, Et que cette présence seule fonde l’appel à agir.

La différence, on en fait quoi ?

Pas si simple. Car il reste une question ouverte : que fait-on de la différence ? Faut-il la gommer, l'exalter, l'ignorer ? Si l’on affirme que la dignité repose sur la simple présence de la personne, indépendamment de sa différence ou de sa ressemblance, il devient difficile de savoir comment penser ce qui distingue, ce qui sépare Or, dans la réalité, la différence n'est jamais neutre. L’autre, c’est ce qui résiste. Faire comme si elle n'existait pas serait nier l'effort même que demande toute rencontre réelle.

La célébrer pour elle-même serait l'arracher à la personne pour en faire un objet d'admiration abstraite. La différence n'est ni l'essence ni l'obstacle. Elle est l'épreuve de la reconnaissance de la personne : ce à travers quoi — et non contre quoi — nous sommes appelés à agir.

Mais il faut aller plus loim ou revenir à l’essentiel. Dans la perspective chrétienne, la diversité est un élément constitutif de l'imago Dei. L'humanité est créée à l’image de Dieu — non dans l’uniformité, mais dans la pluralité des visages, des langues, des histoires. La personne humaine est gardée dans sa dignité non pas malgré sa différence, mais dans une diversité qui révèle la richesse même de l'image divine.

L'humanité, comme image de Dieu, n'est pas la reproduction de deux êtres identiques ; c'est la convocation de multiples existences toujours singulières, appelées à manifester, chacune à sa manière, la présence du Créateur.

Ainsi, reconnaître l’autre comme personne, ce n’est ni effacer sa différence, ni la figer ; c’est comprendre que sa différence même est portée dans le mystère plus vaste de l'image de Dieu. Et que c’est par cette présence unique, traversée de différence, que s'ouvre pour nous l'appel à agir.

On a manqué quoi ?

Plein de choses, bien sûr, mais puisque, en bonne théologie réformée, la connaissance de l’humain découle de la connaissance de Dieu, il faut revenir à Dieu. Et là encore, ça ne va pas plaire à ceux que le mantra de l’altérité hérisse. « L’autre », c’est avant tout Dieu, et pas n’importque quel autre, « le tout autre », de ganz Andere comme le nomme le théologien Karl Barth. Pas une altérité vide, pas une abstraction lointaine, pas une simple différence poussée à l’infini. Le Dieu tout autre est aussi le Dieu qui vient, qui s’approche, qui se donne à reconnaître dans la personne du Christ. Et c’est peut-être là, au bout du compte, que se joue encore autre chose : non pas seulement accueillir l’autre dans sa différence, mais se laisser déplacer par Celui qui est infiniment autre,
et qui pourtant se fait infiniment proche.

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De l’intrusion spirituelle