Quand Jérémie accuse Dieu de séduction ?

« Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire. »

Jérémie 20,7

« Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire. » (Jr 20,7). Ce cri de Jérémie, à la fois poétique et brutal, résonne comme un reproche audacieux. La Traduction œcuménique de la Bible va plus loin : « Seigneur, tu as abusé de ma naïveté, oui, j’ai été bien naïf ; avec moi, tu as eu recours à la force et tu es arrivé à tes fins. » Ce verset, loin d’accuser Dieu directement, révèle la tension d’un prophète attiré dans une mission qui le dépasse et l’épuise.

Ce texte explore ces dissonances spirituelles, en particulier dans l’Église, où l’idéal du corps du Christ se heurte à des contradictions subtiles mais pesantes. Comment vivre sa foi lorsque l’appel de Dieu mène à des lieux d’inconfort, voire de vertige, au sein même de la communauté croyante ?

Foi et dissonance cognitive : l’Église en tension

Jérémie exprime un sentiment d’avoir été attiré par Dieu dans une mission semée d’embûches. L’appel divin n’est pas un cadeau sans coût : il engage, il bouscule, il expose. Si annoncer l’Évangile dans un monde hostile est déjà ardu, que dire lorsque l’Église elle-même devient un lieu de désarroi ? Non pas par de grandes trahisons, mais par une accumulation de petites fissures : des compromis administratifs qui privilégient l’efficacité sur la charité, des silences complices face à des injustices mineures, des écarts subtils mais répétés entre ce que nous confessons et ce que nous faisons.

Ces dissonances ne viennent pas de ce que l’Église serait pire que le monde, ni de ce que nous serions meilleurs qu’elle. Elles naissent de notre idéalisation de l’Église, renforcée par sa vocation théologique : elle est le corps du Christ, le peuple de Dieu. Pourtant, ce sol sacré est instable. Les contradictions, socialement acceptées, économiquement justifiées, ou psychologiquement excusées, s’empilent jusqu’à donner le vertige. Nous savons ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons, et que cela contredit nos convictions. Mais comment s’en libérer lorsque ces tensions sont tissées dans le quotidien ecclésial ?

Les prophètes face à l’insupportable

Jérémie incarne cette lutte. Son reproche à Dieu – « Tu m’as séduit » – n’est pas une révolte, mais l’aveu d’une lucidité épuisante. Il porte un message qui l’isole, un appel qui le consume. Les prophètes, d’une certaine manière, sont ceux qui refusent de s’habituer aux dissonances. Ils nomment ce qui dérange, au risque de la solitude ou du rejet. Leur cri nous interroge : et nous, supportons-nous trop facilement ce que nous devrions refuser ?

La lucidité fragmentée : dissonances modernes

Cette tension ne se limite pas à l’Église. Notre monde amplifie les contradictions vécues consciemment. Nous prônons l’écologie, mais consommons dans un système gaspilleur. Nous valorisons l’autonomie, mais dépendons d’algorithmes et de réseaux. Nous aspirons à l’inclusion, mais perpétuons des hiérarchies subtiles. Ces incohérences, ni mensonges ni hypocrisies, sont des tiraillements profonds, spirituellement usants. Que faire de ce malaise, surtout lorsque tout semble théologiquement aligné – une Église bien gérée, des paroissiens engagés – mais que des détails, apparemment insignifiants, pèsent jusqu’à rendre l’appel insupportable ?

Théologie de la tension : le « déjà-là / pas-encore »

La théologie chrétienne offre un cadre pour habiter ces tensions : le Royaume de Dieu est « déjà là », mais « pas encore » pleinement réalisé. Nous sommes sauvés, mais attendons la rédemption. Justifiés, mais pécheurs. Croyants, mais doutants. Cette oscillation n’est pas un échec, mais le lieu même de la foi. Elle nous rappelle que le salut ne repose pas sur notre cohérence, mais sur la fidélité de Dieu, qui porte nos dissonances sans se détourner.

Le protestantisme revisité : au-delà de la cohérence

Un idéal souvent attribué au protestantisme – « dire ce qu’on fait, faire ce qu’on dit » – peut sembler séduisant, mais il risque de masquer la réalité biblique. La Bible n’est pas un catalogue de héros cohérents, mais une traversée de tensions irrésolues : fidélités paradoxales, silences pesants, attentes inassouvies. Le cœur du protestantisme, plus que la transparence, est peut-être ceci : confesser ce que nous croyons, constater que nous échouons à l’incarner, et vivre sous la grâce. C’est un appel constant à la conversion, une oscillation entre chute et relèvement.

Figures bibliques de la dissonance

La Bible regorge de figures qui incarnent ces tiraillements :

  • Pierre (Matthieu 26,33–35) jure de suivre Jésus jusqu’à la mort, mais le renie trois fois. Sa douleur – « il sortit et pleura amèrement » – révèle une brèche entre son amour sincère et ses actes.

  • Paul (Romains 7,19) confesse : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » Il décrit une scission intérieure, un combat presque involontaire.

  • Le jeune homme riche (Marc 10,17–27) veut la vie éternelle, observe les commandements, mais repart triste, incapable de renoncer à ses richesses. Sa dissonance est subtile, mais décisive.

  • Judas trahit après avoir suivi Jésus. Sa motivation reste obscure – déception, calcul, désespoir ? – mais incarne une dissonance tragique.

  • Pilate, conscient de l’innocence de Jésus, cède à la foule. Sa main lavée ne lave pas sa conscience.

Ces figures ne sont pas des contre-exemples, mais des miroirs. Leur foi, comme la nôtre, se joue dans la tension, non dans la perfection.

Savons-nous ce que nous demandons ?

Karl Barth, méditant sur Luc 9,57–58 (« Je te suivrai partout où tu iras »), interroge : « Sait-il seulement ce qu’il demande ? » L’appel du Christ est radical, non pas dans un héroïsme spectaculaire, mais dans une disponibilité quotidienne, un abandon des sécurités – appartenances, ironies, distances prudentes. Comme les premiers chrétiens demandant le baptême, ou les cardinaux recevant le rouge du martyre (« jusqu’à l’effusion du sang »), nous sous-estimons peut-être ce à quoi l’appel nous expose. Non pas la gloire, mais la fidélité dans un monde, et parfois une Église, hostile à la Parole.

Et nous, là-dedans ?

Face aux dissonances – institutionnelles, personnelles, spirituelles – la tentation est de chercher à tout résoudre. Mais la foi, peut-être, commence par nommer ces tensions, les confier à Dieu, non pour qu’il les efface, mais pour qu’il les habite. Dans la prière, la lamentation, ou la relecture communautaire des Écritures, nous apprenons à respirer là où nous étouffons. La grâce ne supprime pas le vertige, mais elle le traverse avec nous. Comme Jérémie, nous pouvons crier, douter, accuser même, et pourtant murmurer, au cœur de l’appel : « Que Dieu me soit en aide ! »

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Ne pas rattraper un couteau qui tombe