Spirituel, mais pas religieux ?
Est-ce que vous aussi vous vous diriez spirituel, mais pas religieux ? En anglais, cela donne un sigle en forme de slogan SBNR (Spiritual But Not Religious). Alors je ne vais pas vous convaincre du contraire. Ce site n’est pas un site prosélyte ou apologétique : je ne cherche à convertir personne (typiquement ce que dirait un missionnaire !) ni à prendre la défense des religions. Je n’avance pas masqué, et je ne pense pas me mentir à moi-même. Voici le parcours que je propose sur ce sujet.
De bonnes raisons de se méfier de la religion
Oui, de nombreuses personnes ressentent de l’aversion envers la religion, et leurs raisons sont souvent ancrées dans des expériences personnelles, des observations historiques ou des analyses philosophiques. On peut penser à quelques raisons :
Abus de pouvoir institutionnel : Les institutions religieuses, en tant que structures organisées, ont parfois été critiquées pour des abus de pouvoir, comme la corruption, l’exploitation financière ou l’imposition de dogmes rigides. Par exemple, des scandales dans certaines églises ont alimenté la méfiance.
Conflits et violences historiques : Les religions organisées ont été associées à des conflits (croisades, guerres saintes, persécutions) ou à des pratiques oppressives (Inquisition, discrimination), ce qui pousse certains à rejeter ces systèmes.
Contrôle social et restriction des libertés : Les hiérarchies religieuses peuvent imposer des normes strictes sur la moralité, la sexualité ou le mode de vie, perçues comme limitant la liberté individuelle, notamment par ceux qui valorisent une spiritualité plus personnelle ou la sécularisation.
Incohérences ou dogmatisme : Certains critiquent les religions organisées pour leur rigidité face à la science, à la modernité ou aux questionnements philosophiques, ce qui peut sembler incompatible avec une approche rationnelle ou critique.
Expériences personnelles négatives : Des individus peuvent avoir vécu des traumas liés à des communautés religieuses (rejet, jugement, exclusion), renforçant leur aversion.
Préférence pour une spiritualité individuelle : Comme mentionné dans notre discussion sur Weber et Durkheim, beaucoup opposent la religion organisée à une spiritualité personnelle, perçue comme plus authentique, libre de dogmes ou d’institutions.
En finir avec la religion organisée, l’institution
Mais voilà, l’aversion envers la religion organisée ne signifie pas nécessairement un rejet de toute forme de spiritualité ou de croyance. Pour certains, c’est une critique des structures plutôt que des idées spirituelles elles-mêmes. On entendait parler à une époque de rejet de la religion organisée (organized religion). Des penseurs comme Max Weber et Émile Durkheim, ont conduit à la popularisation de la notion « religion organisée », qu’on a opposé principalement à des formes de spiritualité ou de croyances moins structurées, plus individuelles – mais pas nécessairement – ou diffuses. Voici les principales oppositions :
Spiritualité individuelle : La religion organisée, avec ses institutions, dogmes et hiérarchies (comme les Églises), était opposée aux croyances personnelles, éclectiques ou non institutionnalisées. Dans cette logique, on oppose pratiques religieuses institutionnelles (culte collectif, messe, processions, etc.) et expériences mystiques ou personnelles.
Religiosité populaire ou informelle : On opposera religion organisée et pratiques religieuses populaires, comme les rituels locaux, les anciennes croyances (souvent appelées superstitions) ou les cultes non codifiés, qui n’ont pas de structure formelle ou de clergé officiel.
Mouvements spirituels non institutionnels : Au XIXe siècle, des penseurs observaient l’émergence de courants spirituels (par exemple, le romantisme ou certaines formes de mysticisme) qui rejetaient les cadres rigides des religions établies, visant une connexion directe avec le divin. Cela rejoint ici la question de la médiation.
Sécularisation et modernité : La religion a fait face à une tendance de sécularisation dans les sociétés modernes, les institutions religieuses ont perdu de l’influence face à des visions du monde plus rationalistes.
En résumé, la « religion organisée » était contrastée avec des formes de croyance plus fluides, personnelles ou non institutionnelles, souvent perçues comme plus authentiques ou spontanées par certains.
Les théologiens contre la religion
La défiance à l’encontre de la religion n’est pas l’apanage de certains « SBNR » (on peut se dire spirituel mais mon religieux sans être anti-religieux), des libres-penseurs ou des philosophes. Certains théologiens eux-mêmes, au cœur même des traditions religieuses, ont exprimé une défiance profonde à l'égard de la "religion" en tant que construction humaine. Karl Barth est sans doute l'une des figures les plus marquantes de cette contestation.
Pour Barth, la religion n'est pas la révélation, et elle n'est même pas nécessairement un chemin vers elle.
Au contraire, Barth soutient que la religion est souvent une tentative humaine d'atteindre Dieu par nos propres moyens, c’est-à-dire par des systèmes, des rites, des croyances organisées — alors que la révélation est l'acte souverain et libre de Dieu qui vient à nous, sans que nous puissions le saisir ou l’anticiper.
Dans L’Épître aux Romains (1919), Barth formule une critique radicale :
« La religion est l'ennemie de la foi. »
Il ne s'agit pas d'une provocation gratuite, mais d'une thèse structurée : la religion, même lorsqu'elle est sincère, reste une œuvre humaine, et toute œuvre humaine est marquée par la tentative de mettre la main sur Dieu, de l’intégrer à nos logiques, de le faire entrer dans nos cadres.
La foi véritable, pour Barth, commence là où nos systèmes échouent.
Elle naît de la révélation, événement imprévisible, libre, qui renverse nos constructions au lieu de les confirmer.
À partir de cette critique, une autre articulation devient nécessaire : il ne s'agit pas de choisir entre "religion" et "spiritualité", ni de choisir entre déserter les institutions et la quête individuelle (on laisse de côté le supermarché de la spiritualité). Il s'agit de comprendre comment religieux, spirituel s'entrelacent, se jugent mutuellement, s'appellent parfois, se contredisent souvent — sans jamais pouvoir se comparer à une autre dimension qui est celle de l’agir divin, de l’initiative divine.
En fait, c’est ici que ça commence
Le religieux est la construction d’un cadre. Il cristallise des gestes, des mots, des formes. Il édifie, transmet, stabilise. Mais, par là même, il devient vulnérable à la fossilisation : il peut transformer ce qui était élan en système, ce qui était réponse vive en obligation morte. La tentation du religieux est de sacraliser ses propres formes, de faire passer pour divin ce qui n’est qu’institution humaine.
Le spirituel - au sens de SBNR –, en réaction ou en complément, cherche une fraîcheur immédiate. Il veut rétablir un rapport direct, personnel, intérieur au divin ou à l'absolu.
Limites de la religion institutionnelle, limites de la superficialité spirituelle, rappel de la radicalité de la révélation divine —, nous pouvons commencer à aborder la question.