Relativisme au risque de Dieu

Le terme de relativisme est aujourd’hui saturé d’accusations : il désignerait tantôt une menace contre l’universel, tantôt un signe de décadence éthique, tantôt une stratégie politique de neutralisation du vrai. Ce jugement critique n’est pas infondé, et je le partage en partie : un certain relativisme désactive en effet les puissances de discernement, d’engagement et de vérité.
Mais on peut s’interroger : pourquoi ce terme, lorsqu’il est mobilisé dans l’espace public ou théologique, vise-t-il si souvent les marges — minorités culturelles, pratiques langagières ou formes de vie non hégémoniques — alors même que les discours dominants, qui prétendent s’en prémunir, n’hésitent pas à y recourir lorsqu’il s’agit de légitimer leur propre exceptionnalité ?
N’y aurait-il pas, derrière l’accusation de relativisme, une certaine forme de relativisation discrète du réel — une manière de déplacer la norme sans en assumer l’historicité ou la partialité ?
Ce billet propose d’ouvrir cet écart, en reprenant la question du relativisme non pas comme menace extérieure, mais comme symptôme au seuil du discours théologique. Le relativisme est souvent abordé comme un péril : une dissolution du vrai, une perte de l’absolu. Mais qu’arrive-t-il si nous le reprenons à la frontière même du discours théologique ? Que devient cette question au moment où l’on parle de Dieu, non pas de manière abstraite, mais à partir de ce que Dieu fait à la vérité ? Le seuil, c’est ce point de passage où la fidélité à Dieu pourrait ne pas consister à fuir le relatif, mais à y risquer une parole.

  1. Logique de la différenciation et universaux implicites

  2. Éthique de la variation et forme du vrai

  3. Topologie de l'altérité partagée

Propos liminaire : La notion de valeur

Jean-Luc Marion critique le mot « valeur » parce qu’il appartient, selon lui, à une économie de la subjectivité et de la mesure : dire qu’une chose a de la valeur, c’est en quelque sorte dire qu’elle a du prix pour quelqu’un. Autrement dit, on ne reconnaît pas la chose dans son être propre, dans sa vérité, mais dans l’intérêt ou l’importance que moi je lui accorde — donc dans un rapport de projection, de subjectivation.

Et ça, dans une logique chrétienne — ou même phénoménologique rigoureuse —, c’est problématique. Parce que ça revient à soumettre le bien, le vrai, le juste, le beau, à mon estimation personnelle, donc à les rendre relatifs. Alors que justement, Marion, dans le sillage de Heidegger, Levinas et de la théologie chrétienne, cherche au contraire à penser ce qui s’impose à moi, ce qui me dépasse, ce qui m’appelle, ce qui me donne (sans que je le maîtrise).

C’est pour ça qu’il parle plutôt de don, de phénomène saturé, de révélation, ou de manifestation — et pas de "valeur".

Si toi aussi tu ressens une gêne avec le mot « valeur », sans toujours pouvoir l’expliciter, c’est peut-être parce que tu pressens qu’il trahit quelque chose de plus fondamental, qu’il rabaisse ce qui devrait rester hors commerce, hors calcul.

Tu pourrais alors essayer de le remplacer, selon le contexte, par :

  • le bien (quand tu parles d’une orientation morale)

  • le juste (quand tu touches à l’éthique ou au droit)

  • le vrai (quand tu es dans la recherche intellectuelle ou théologique)

  • le beau ou le digne (quand tu parles de reconnaissance)

  • ou même le donné, l’appel, la vocation dans un registre plus spirituel

De nombreuses expressions construites autour du mot "valeur" sont devenues des formules creuses, presque publicitaires — "homme de valeurs", "défendre ses valeurs", etc. — alors qu’en réalité, elles suggèrent une sorte de capital moral que chacun détiendrait comme un portefeuille. On parle de "ses" valeurs comme on parle de "ses" actions en bourse, comme si on pouvait les posséder, les afficher, les échanger.

Jean-Luc Marion, lui, nous dirait sans doute que l’amour ou le bien ne sont pas des valeurs — ce sont des dons, des phénomènes qui s’imposent à toi, qui t’ouvrent, qui te déplacent. On ne possède pas le Bien ou la Justice, on s’y laisse appeler, on essaie de s’y conformer. Donc ce serait presque une forme d’arrogance de dire "moi j’ai des valeurs", comme si on les portait en étendard.

Alors, pour reformuler tes exemples, voilà quelques pistes plus justes :

  • "C’est un homme de valeurs"
    C’est un homme fidèle à ce qu’il croit juste.
    C’est un homme qui agit avec droiture / loyauté / courage / intégrité.

  • "Moi j’ai des valeurs"
    Je me tiens à ce que je crois être juste / bon / vrai.
    Je m’efforce de vivre selon une exigence intérieure / une fidélité / une cohérence.

  • "Quelles sont nos valeurs ?"
    Qu’est-ce qui nous unit ?
    Qu’est-ce qui donne sens à notre engagement, à notre manière d’agir ?
    À quoi voulons-nous rester fidèles ?

  • "Il faut quand même défendre ses valeurs"
    Il faut tenir bon sur ce qui compte vraiment.
    Il faut être prêt à risquer quelque chose pour la justice, pour la vérité.

Tu vois, en traduisant chaque fois par des verbes ou des formulations qui parlent d’engagement, de fidélité, d’appel, on quitte le registre comptable et on entre dans celui du témoignage ou de la vocation, qui est infiniment plus incarné.

Le mot valeur contient en lui-même l’idée d’évaluation, donc de mesure, de comparaison, d’échange possible. C’est ce qui peut être mis sur une échelle — de plus ou moins bon, plus ou moins important, plus ou moins digne — et donc, in fine, ce qui peut être intégré à un système d’équivalence, même implicite.

Or, ce que Marion cherche à défendre — et que tu sembles toi aussi vouloir préserver —, c’est précisément ce qui échappe à toute évaluation, ce qui ne peut pas être comparé, ni estimé, ni possédé : le don, la grâce, l’appel, la vérité dans son surgissement, l’autre dans son visage. Ce sont des réalités qui se donnent mais ne se laissent pas réduire à une valeur : elles ne sont pas sur un marché, elles ne se négocient pas, elles ne se hiérarchisent pas.

Il y a chez Marion une filiation très forte avec Levinas (et même Heidegger avant lui) : l’idée que certaines réalités ne se présentent pas comme des objets qu’on peut jauger, mais qu’elles nous frappent, qu’elles nous devancent, qu’elles nous déplacent. Et dans ce cas-là, le langage des « valeurs » est non seulement inadéquat, mais presque violent — parce qu’il tente de faire rentrer dans une logique d’appropriation ce qui justement ne se possède pas.

Tu pourrais dire, par exemple :

Je ne parle pas de valeurs, je parle d’engagements qui me dépassent.
Je ne défends pas des valeurs, je me tiens devant ce que je crois juste, même si ça me coûte.
Je ne cherche pas à affirmer mes valeurs, mais à rester fidèle à ce qui m’a été donné de voir comme vrai.

Ça change toute la perspective, non ? Tu passes du moi qui possède à un moi qui reçoit et répond.

Cf. Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique,

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