« Les langues finiront » (1 Co 13,8)

Langues minorisées : une approche théologique

pluralisme linguistique et unité de dieu

Pierre Bergounioux

« Fol, dit-il, ce que tu sèmes ne cueille point de vigueur, sinon qu’il soit mort au paravant. Il veut que nous contemplions l’image de la résurrection en la semence, laquelle se produit de pourriture. Et de faict, la chose ne nous seroit pas si difficile à croire, si nous estions attentifs comme il seroit requis, à tant de miracles qui se présentent à nos yeux par toutes les régions du monde. »

Calvin, Institution de la religion chrétienne (1559)

« Ici, plus que dans n’importe quel domaine, chaque langue contient […] un système de concepts qui, précisément parce qu’ils se touchent, s’unissent et se complètent dans la même langue, forment un tout dont les différentes parties ne correspondent à aucune de celles du système des autres langues, à l’exception, et encore, de Dieu et de l’Être, le substantif [originel] et le verbe [originel]. Car même l’absolument universel, bien qu’il se trouve hors du domaine de la particularité, est éclairé et coloré par la langue. »

Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (1813)

« Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »

Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, (1956)

Plan

Introduction

I. De Babel à Pentecôte

A. Exégèse théologique : La création, la dimension relationnelle, la portée historique

a. Gn 9 – Le déluge

b. Gn 10 – La table des peuples

c. Gn 11 – La tour de Babel

d. Ac 2,9-13 – La Pentecôte

B. Lectures sociolinguistiques de Babel

a. Patrick Sauzet et la « langue immolée »

b. César et Dieu (Mc 12,17 ; Mt 22,21 ; Lc 20,25)

c. Caïn et Abel

d. Langue des pauvres

C. Reformulation de la question et thématisation

a. Violence, puissance et domination

b. La langue de César

c. Le caractère relationnel et le réel comme exigence

d. Le multiple contre l’idolâtrie

e. Incarnation et histoire

f. L’universel et la loi d’amour

II. Langage et théologie : Relation entre la Parole et les langues

A. Le statut théologique des langues eu égard à la Parole

B. L’ordonnancement des langues à Dieu

Distinction entre Logos et langage

b. Don du sens et langage

c. L’Esprit

1. L’Esprit personnaliste : les charismes

2. L’Esprit naturaliste : l’organe formateur de la pensée

3. L’Esprit pluraliste : l’effusion

III. Universalisme ou communion ?

A. Une langue commune ou une conversation commune ?

B. L’universalisme

1. Conception unitariste

4. Particularisme occidental

C. La catholicité

IV. Le prochain : entre l’étranger comme « défi théologique » et le « le frère comme grâce »

A. Être de soi-même son propre étranger

B. La fonction prophétique

C. Se laisser dévier

a. Le modèle althussérien

b. L’opérateur tout

B. Le christianisme comme anti-modèle

a. Le refus de l’existant

b. La possibilité d’être dévié

c. L’autolimitation de la puissance de Dieu

C. « Le frère comme grâce »

V. Création et espérance

A. Eschatologie, universalisme et œcuménisme. 70

a. Universalisme eschatologique

B. Face à face : autolimitation ou autodépassement de Die

a. Face à face

b. Autolimitation de Dieu

c. Autodépassement de Dieu et le devenir de Dieu

C. Ce déplacement que l’espérance opère

Conclusion

Bibliographie. 85

 

 

 

 


 

Introduction

 

Les récits bibliques traditionnellement sollicités pour traiter la question du langage se bornent à mentionner les langues et à justifier l’origine de leur diversité. C’est précisément le pluralisme des langues et la variation linguistique[4] qui constituent les notions clés de la présente recherche, laquelle se propose d’examiner les implications théologiques de la question des langues minorisées.

 

La notion de langue minorisée

           

Nous entendons par langues minorisées les langues qui se retrouvent réduites à l’état de langue minoritaire sur un territoire qui est leur territoire historique d’extension[5]. Ainsi nous abordons un pluralisme linguistique compris non pas comme la cohabitation de nombreuses langues, particulièrement les langues associées à des États et à des stéréotypes nationaux désormais répandus au niveau planétaire, mais un pluralisme linguistique lié universellement à la persévérance de langues autochtones en dépit même des forces homogénéisantes (le marché, les politiques étatiques, stratégie de promotion sociale notamment). Ces langues qui, il y a encore quelques décennies, pouvaient constituer la langue majoritaire de pans entiers de la société, et qui ont en peu de temps été réduites à l’état de langues en voie d’extinction, nous paraissent riches d’un enseignement particulier, d’une illustration singulière pour la théologie, c’est-à-dire pour le domaine d’études qui vise à redire au temps présent la plénitude du message chrétien, l’Évangile.  Plus que tout, les langues minorisées ne sont pas pure abstraction. Elles ont un nom, un visage, un lieu. Ce sont les noms, visages et lieux des personnes rencontrées, enregistrées, fréquentées parfois pendant des décennies.

 

Pluralisme linguistique et pluralisme religieux

 

Le parallèle entre diversité religieuse et diversité linguistique est ancien. Pour l’époque moderne, il peut être retracé à Bibliander, successeur de Zwingli comme professeur au Grossmünster de Zurich, et auteur de la première édition latine du Coran[6]. Le pluralisme religieux a pris au XXe siècle l’aspect d’un défi pour l’Église et pour la théologie, se matérialisant dans le dialogue religieux. Raimon Panikkar souligne le parallèle entre pluralisme religieux et diversité linguistique, et montre qu’il est « absurde de dire qu’une langue est plus parfaite qu’une autre »[7] situant ainsi la question à la rencontre des langues et des religions : « Nous ne pouvons pas comparer des langues différentes (religions) en dehors du langage (religion), et il n’y a pas de langage (religion) qui soit en dehors des langues concrètes (religions). »[8]. On le voit : la théologie ne s’est pas interdit de penser le pluralisme religieux en termes linguistiques. Inversement, penser le pluralisme linguistique en termes théologiques est susceptible d’affiner encore le miroir offert au pluralisme religieux.

 

Approche par la sociolinguistique et le pluralisme religieux

 

Nous avons fait le choix de mener notre recherche en suivant deux réflexions majeures en lien avec notre sujet : celle du théologien herméneutique Claude Geffré nous aidera à identifier les points d’intersection entre la théologie des religions et la diversité linguistique, tandis que nous aurons recours aux analyses de Patrick Sauzet pour accéder à une lecture sociolinguistique des Écritures. Le linguiste et spécialiste de l’occitan offre un travail notionnel et conceptuel qui traite de thèmes théologiques (les notions de « langue nue »[9], de « langue immolée », d’un Babel comme symbole de l’indifférenciation), et nous permettra en outre d’envisager, tout au long de cette recherche théologique, la question du pluralisme linguistique au travers de l’exemple concret d’une langue minorisée, l’occitan, offrant une certaine transparence conceptuelle[10].

 

Problématique

 

Si la sociolinguistique et la théologie n’ont pas encore cadré les conditions de leur discussion – et ne le feront peut-être jamais –, la question des langues minorisées est, quant à elle, à l’intersection de plusieurs théologies contemporaines : théologies de la libération, théologies du Process, théologies contextuelles, voire ce que la théologienne américano-coréenne Grace Sun Kim appelle une théologie de la visibilité[11]. Nous nous proposons, à partir d’une exégèse théologique, d’examiner les ramifications scripturaires et théologiques de ce pluriel, et la dignité de cette locution : « les langues ». L’obstacle majeur réside dans une lecture encore souvent punitive de Babel (Gn 11,1-9), à laquelle se rattachent, en outre, les notions d’universel (la langue prébabélienne comprise comme langue universelle) et d’absolu (autant en raison de la quête des hommes dont le récit se fait l’écho, que de la réaction de Dieu qui semble vouloir rester inaccessible). L’inclination de la théologie – mais aussi de la philosophie – à traiter plus facilement de la question du langage que celle des langues ajoute au problème : l’approche par le langage, compris comme notion abstraite, tend à brouiller une compréhension des langues dans leur concrétude. Les langues ne seraient que des expressions contingentes. S’y attarder trop longtemps ouvrirait la voie au relativisme[12].

En faveur de l’approche par les langues, notons toutefois que la lecture punitive de Babel n’est pas nécessairement celle de la théologie elle-même. De la même manière, la théologie chrétienne soutient la figure d’un Dieu personnel et relationnel, contrevenant ainsi au concept d’absolu[13]. Loin de l’abstraction, le christianisme se présente comme religion de l’incarnation. Dans une telle logique, « les langues » pourraient-elles être sinon une notion privilégiée, au moins une notion identifiée comme telle ?

 Les théologies évoquées ci-dessus ont toutes en commun de mettre l’accent sur l’action de l’Esprit, et d’avoir développé une pneumatologie forte. Quoique menacées d’extinction et présentant les traits de vénérables reliques, les langues minorisées expriment une aisance, une vitalité à saisir le réel, à jouer et à rire, qui n’est pas sans rappeler l’Esprit qui « réunit le ciel et la terre, pénètre et vivifie tout, pour que Dieu soit tout en tout »[14], dans une articulation du monde et du réel qui permet de « surmonter le dualisme de la matière et de l’esprit. »[15] C’est déjà l’expérience intime de tout locuteur de quelque langue que ce soit, au travers du langage, l’expérience d’une relation intime et insaisissable avec une dimension autonome. Ce lien entre les langues et l’Esprit, s’ajoutant à l’énigmatique intervention divine à Babel, invite à se demander comment s’ordonnent aux personnes de la Trinité, à l’Esprit et au Père donc, mais aussi au Fils. 

 Cette communauté des trois personnes, diversité si particulière, est-elle d’un enseignement spécial pour la diversité que nous examinons ?  Les langues minorisées, langues qui définissent les contours d’une communauté particulière, la communauté linguistique, et expriment une certaine solidarité avec le passé, peuvent-elles être rattachées à ce principe moteur qui cherche à générer de la relation et de la communion ?

Ensuite, les langues invitent à revisiter, à travers la notion de pluralisme, la question de l’un et du multiple, et, à partir du fait variationnel, la question du même et de l’autre. En effet, en dépit du pluralisme ou du fait variationnel, la langue reste une, et les dialectes eux-mêmes conservent leurs contours tout en recouvrant des parlers eux-mêmes changeants.

Enfin, quel est le devenir des langues envisagées sous l’horizon eschatologique ? D’un côté, la Parole nous invite à renoncer à nos piétés familiales (Mt 8,22 ; Mc 10,39), à ce qui est ferment de sédition, pour nous concentrer sur ce qui concourt à un projet, l’unité à laquelle nous sommes appelés (Jn 17,21). De l’autre, quand l’Esprit souffle, il appelle à œuvrer. Ce qui résiste, ce qui s’exprime par la résistance de langues que les séductions du monde appellent, au travers les siècles, à se renier, c’est le refus fondamental non seulement d’éteindre une lumière, mais aussi de valider une injustice. Ne pas se rendre, c’est rappeler avec Jésus mis à l’épreuve par le tentateur, figure étymologique de la dispersion, qu’il est écrit : « C’est devant le Seigneur, ton Dieu, que tu te prosterneras, et c’est à lui seul que tu rendras un culte » (Mt 4,5-8 ; Dt 6,13 ; 10,20).

 

Annonce du plan

 

Nous aborderons dans un premier temps les textes de Gn 9–11 et Ac 2,1-13 au travers d’abord de l’exégèse historico-critique récente, puis de la sociolinguistique, avant de proposer une thématisation théologique des éléments rencontrés. Cela nous conduira à interroger plus avant les questions de la diversité et de la variation linguistique, premièrement au travers du binôme Logos/Esprit (chapitre II), puis de la notion d’universel (chapitre III), avant d’interroger les implications théologiques du fait linguistique au travers de la notion de prochain (chapitre IV) ; enfin la dynamique unissant création et espérance (chapitre V).

 

Remarque 1 – Un intérêt renouvelé pour la question linguistique ?

 

La question linguistique n’est pas absente du débat qui anime la vie de l’Église, et on pourrait avancer, timidement toutefois, une certaine actualité de la question. Le renouvellement du Pacte des Catacombes de l’Église servante et pauvre[16], au sein du catholicisme romain, a fait ressortir la notion de diversité linguistique, laquelle, à première vue, n’avait pas été mentionnée aussi clairement jusqu’alors par les théologies de la libération. Le texte fut signé par un groupe d’évêques participant au synode pour l’Amazonie qui eut lieu du 6 au 27 octobre 2019. Les pères synodaux signataires s’y engagent notamment à « renouveler […] l'option préférentielle pour les pauvres, en particulier les peuples autochtones, et avec eux, garantir leur droit à être des protagonistes dans la société et dans l’Église ; les aider à préserver leurs terres, leurs cultures, leurs langues et leurs histoires, leurs identités et leurs spiritualités. Croître dans la conscience de ce que celles-ci doivent être respectées localement et globalement et, en conséquence, favoriser par tous les moyens à notre portée, que ces peuples autochtones soient accueillis sur un pied d'égalité dans le concert mondial des autres peuples et cultures. »[17] L’exhortation apostolique post-synodale du du Pape François, intitulée « Querida Amazonia », reprend, de surcroît, la question des langues en ces termes : « Face à une invasion colonisatrice des moyens de communication de masse, il est nécessaire de promouvoir pour les peuples autochtones des communications alternatives dans leurs propres langues et cultures et que les sujets autochtones soient présents dans les moyens de communication déjà existants. »[18] Une prise de conscience a eu lieu.

 

Remarque 2 – Théorie de la culture et théologie protestante

 

Faut-il chercher un sens à la diversité, au pluralisme, au risque d’aboutir à une théologie de la diversité qui serait une theologia naturalis sous de nouveaux habits ? L’attention portée aux médiations culturelles a un pendant théologique. En rend compte notamment la Théologie systématique de Paul Tillich et la distinction introduite par ce dernier, au sein de la théologie occidentale, entre le « principe protestant » et la « substance catholique ». Claude Geffré présente le distinguo tillichien comme « le refus d’identifier un élément quelconque de la réalité humaine ou historique avec Dieu [qualifié de « principe protestant »], et la « substance catholique », […] affirmation de la présence spirituelle de Dieu en tout ce qui est. »[19] La théologie protestante peut-elle aborder la question d’un point de vue systématique, autrement que par un angle contextuel ? La théologie protestante peut-elle dire qu’avec « l’effusion de l’Esprit du Ressuscité à la Pentecôte, il est permis de penser que la pluralité des langues et des cultures est nécessaire pour traduire la richesse multiforme du Mystère de Dieu ? »[20] Évidemment, la théologie protestante peut le dire, et elle ne se prive pas de le dire comme nous le verrons notamment avec Amos Yong.

 


I. De Babel à Pentecôte

 

Le lecteur de la Bible est confronté, dès les premiers versets de la Genèse, à un Dieu qui parle. Si ce Dieu qui parle pose, en creux, la question de la préexistence du langage, cela n’est a priori pas la question que ces textes mêmes se proposent de traiter. Ces textes ne traitent pas non plus de l’accession des humains au langage : « Les récits bibliques ne précisent pas un don de la langue à l’homme. Sans doute imaginent-ils que l’homme partage celle-ci avec Dieu et les animaux. […] Il y a donc, selon le récit biblique, à l’origine, une langue commune qui est comprise des hommes, de Dieu et des animaux. »[21] Que Dieu parle, comment le langage advint à l’homme, rien de tout cela ne motive donc la rédaction des récits qui constituent la première partie de la Genèse (Gn 1–11). Notons toutefois l’implicite, l’idée d’une langue commune aux animaux, aux hommes et à Dieu. Ainsi, dans le lieu commun de la polémique contre les langues minorisées – celui qui fait de ces langues, à tort, des parlers frustes, sans grammaire, dont leurs locuteurs usent pour soigner leurs bêtes – le mythe biblique nous oblige à réintroduire une personne, et non des moindres, Dieu. Ces textes peuvent-ils pour autant fournir un fondement théologique aux langues minorisées ?

 

A. Exégèse théologique : La création, la dimension relationnelle, la portée historique

 

Avant d’aborder l’exégèse théologique de textes qui nous semblent pertinents pour aborder théologiquement les langues minorisées, rappelons deux éléments quant au contexte d’élaboration des textes retenus. Le premier élément de contexte, c’est, parmi la diversité théologique de la Bible hébraïque, la théologie de la création propre aux premiers chapitres de la Genèse et au Deutéro-Ésaïe. La théologie de la création insiste sur la dimension relationnelle : les différents récits de création qu’offre l’Ancien Testament sont autant d’occasions de « montrer le caractère divin sous ses différents aspects, mais aussi la réponse humaine qui est exigée en retour »[22]. Le second élément de contexte bénéficie des apports récents des sciences bibliques à l’histoire des Proche et Moyen Orient antiques quant à ces mêmes récits de création. Ces derniers ont moins une vocation à expliquer métaphysiquement l’origine du monde, moins à expliquer un état de fait (récits étiologiques) qu’à dire quelque chose du présent et à engager le lecteur en lien avec la situation du temps présent. Ce que souligne Matthias Albani au sujet du Deutéro-Ésaïe vaut aussi pour Gn 1–11 : « La théologie de la création dans le Deutéro-Ésaïe n’est pas une fin en soi, mais le moyen de prouver le pouvoir de YHWH sur l’histoire. »[23]. Retenons à ce stade que la théologie de la création qui sous-tend les textes que nous allons étudier n’est pas exactement la théologie d’une creatio prima ou d’une creatio originalis, qu’on y lit habituellement. YHWH agit dans l’histoire, au temps présent, et son action est une action aussi bien politique. Les images convoquées montrent un Dieu agissant, et pointent un programme, la visée de cette action. Le salut et la justice prennent ainsi une résonance toute particulière dans cette théologie d’une creatio perpetua qui peut aller dans certain cas jusqu’à l’idée d’une nova creatio (És 45,1-8). Notons enfin la rencontre des notions de puissance et d’histoire, au travers de Babel, révélateur de la puissance d’une humanité dont la violence s’est déjà manifestée (Gn 4 ; 9).

 

            a. Gn 9 – Le déluge

 

La recherche récente y insiste : le récit de Babel doit être lu dans son contexte, en lien avec le chapitre qui le précède dans la Bible hébraïque, à savoir le texte dit de la « table des nations ». Mais l’évocation de la langue commune aux hommes et aux animaux invite à revenir un chapitre encore avant et remonter au déluge. Comme le souligne Thomas Römer, « le déluge fait là aussi intervenir une césure, puisque, après le déluge, l’humanité va se différencier et parler plusieurs langues. »[24] Une de ces césures intervenues avec le déluge, c’est l’introduction de la nourriture carnée. Le récit de création envisage initialement, en effet, une création pacifique : au sixième jour, « Dieu dit : je vous donne toute herbe porteuse de semence sur toute la terre, et tout arbre fruitier porteur de semence ; ce sera votre nourriture. À tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui fourmille sur la terre et qui a souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. Il en fut ainsi » (Gn 1,29-30 ; NBS). Le déluge conduit à une relation toute autre avec les animaux : « Vous inspirerez de la crainte et de la terreur à tout animal de la terre et à tous les poissons de la mer : ils vous ont été livrés. Tout ce qui fourmille et qui vit vous servira de nourriture : comme les végétaux, je vous donne cela. » (Gn 9, 2-3 ; NBS). Alors que le récit de la création envisageait jusque-là une humanité végétarienne, la bénédiction d’Élohîm à la sortie de l’arche s’accompagne d’un changement sinistre pour une des trois parties en présence, lesquelles néanmoins partagent encore une seule et même langue. Pour André Wénin, « en prononçant ces mots, Élohîm montre qu’il accepte désormais que la violence fasse partie de la réalité humaine. Et de même qu’au commencement, il avait intégré les éléments du chaos primordial dans l’univers harmonieux (voir 1,3-10), il va remodeler son projet initial pour faire place à ce nouveau facteur de chaos qui, cette fois, vient de l’humanité. »[25] Si la différenciation des langues intervient après le déluge, on notera toutefois qu’elle ne semble pas, quant à elle, relever de cette concession à la violence ou au chaos.

On notera aussi que la notion de langue ne se distingue toujours pas de celle de parole, tandis que toutes deux se trouvent confondues avec celle de nourriture : « Le lecteur du récit biblique ne doit pas attendre longtemps pour se trouver confronté à la question de la nourriture. Celle-ci fait l’objet de deux discours divins, tous deux adressés aux humains : la dernière parole du grand récit de création au chapitre 1 de la Genèse et le premier ordre donné par Yhwh Élohîm au jardin d’Éden au chapitre 2. Dans les deux cas, le Créateur donne à manger aux êtres humains, non sans restriction cependant. »[26] Reprenons notre relation tripartite et monolingue, animaux-humanité-Dieu : l’humanité se trouve dans une situation de dépendance alimentaire vis-à-vis de son Créateur et sa disposition au mal évoquée en Gn 8,21 est désormais actée. Dieu intervient en mettant des limites : « Vous ne mangerez pas de chair avec sa vie, c’est-à-dire avec son sang » (Gn 9,4), et l’instauration d’une loi du talion : « Je réclamerai à chaque être humain la vie de l’homme qui est son frère » (Gn 9,5). La confusion des langues n’entretient aucun lien avec la malignité humaine évoquée, avec l’intrusion de la violence. Au contraire, Babel et l’introduction du pluralisme linguistique s’inscriront dans la logique des bornes instaurée par Élohîm.

Ensuite, le chapitre 9 réitère que l’homme a été fait à l’image de Dieu (Gn 9,6b). Le texte y insiste singulièrement puisque l’imago Dei est convoquée pour justifier la peine capitale : « Celui qui répand le sang de l’être humain, par l’être humain son sang sera répandu. Car à l’image de Dieu l’homme a été fait. » (Gn 9,6). Autrement dit la violence n’abolit pas l’imago Dei, mais appelle la justice. Rappelant, au chapitre 1 de la Genèse, l’omission de la locution « à notre ressemblance » entre les versets 26a et 27, André Wénin commente : « Des Pères de l’Église le disaient déjà : si l’image d’Élohîm est donnée à l’être humain, elle n’est pas encore ressemblante, et sa première tâche sera de ressembler à l’image ainsi déposée en lui. Ainsi s’éclaire le sens du faisons : l’être humain est appelé à collaborer par son faire à l’accomplissement de celui qu’Élohîm a créé à son image. »[27] Le langage, comme souligné par Thomas Römer, ne joue toujours pas un rôle discriminant. La langue, commune aux animaux, aux humains et à Dieu, n’est pas ce qui rend l’humanité à l’image de Dieu. Appelés à ressembler à Dieu, les humains ne sont pas appelés à trouver dans une langue unique le chemin de cette ressemblance. Mieux, la conception d’une puissance en lien avec la langue irait à contre-sens d’un récit de la création qui invite à voir un Créateur « fort de sa propre maîtrise »[28], qui ne fixe pas seulement des bornes à ses créatures, mais s’autolimite lui-même : le septième jour « souligne […] la douceur au cœur de l’image de Dieu. Loi de douceur qui corrige les projections d’un Dieu surpuissant, confondu avec notre rêve de surpuissance, c’est-à-dire un Dieu à notre image. »[29]. Un fantasme des origines qui recourrait au mythe de la langue unique trouverait donc, sur les bases de l’exégèse biblique, plusieurs obstacles de taille. 1) Il ne pourrait se prévaloir d’un privilège propre à l’homme. La langue unique est commune aux animaux, aux humains et à Dieu. 2) Sa motivation même, trahissant un désir de surpuissance, le dénonce comme désir idolâtre. C’est la création d’une langue qui soit à l’image de l’homme, et non la parole reçue et partagée. 3) Le principe même de la création tient à ordonner, par l’établissement de limites et de bornes. Dès lors, le mythe biblique n’est pas le bon mythe à invoquer pour dénoncer un pluralisme linguistique présenté comme source de chaos et de désordre. Avant même d’en venir au récit de Babel, une telle lecture se présenterait comme un contresens.

De la même manière, on s’en prend parfois aux langues minorisées en les présentant comme le refuge des particularismes, d’une certaine fétichisation du passé, bref d’un fantasme des origines. Or, si le fantasme des origines il y a, il semble bien davantage tenir au fantasme d’une langue unique, de préférence celle de la patrie, et non à un pluralisme initial que ses dépréciateurs ont beau jeu de présenter comme émiettement identitaire ou sectaire. Précisément, pour le bibliste, « il n’y a pas de théorie sur l’origine de cette langue unique ; on pourrait dire que selon l’auteur sacerdotal, elle trouve son origine dans la parole du Dieu créateur. »[30] Si, dès les premiers versets de la Bible, Dieu parle, c’est que la Parole est première.

 

         b. Gn 10 – La table des peuples

 

Qu’en est-il plus précisément du chapitre qui précède immédiatement le récit de Babel, que notamment Thomas Römer et Albert de Pury nous invitent à ne pas séparer de ce dernier ? Thomas Römer rappelle qu’avant Babel (Gn 11), il y a Gn 10 et la répartition des nations à partir de Sem, Cham et Japhet, soit les trois fils de Noé : « Chacun eut son pays suivant sa langue (אִ֖ישׁ לִלְשֹׁנֹ֑ו) et sa nation selon son clan » (Gn 10,5b ; TOB). L’exégète David Carr indique en note l’inconvénient de rendre le mot גּוֹי par « nation » en raison de son sens moderne, et lui préfère celui de « peuple » (people). Nous suivons cette préconisation[31]. Le récit de la « table des peuples » (Gn 10) « répartit l’humanité en trois groupes rattachés aux trois fils de Noé, selon leur implantation géographique et selon leur langue (v. 5,20,31). »[32] Cette répartition est explicitée par le dernier verset de la péricope elle-même : « Voilà les clans des fils de Noé, selon leur généalogie, dans leurs [peuples]. C’est à partir d’eux que les [peuples] se sont répartis sur la terre après le déluge. » (Gn 10, 32 ; NBS)

Si, comme le précise le bibliste Markus Witte, la structure du texte traduit « sommairement une différenciation sociogéographique selon les familles (mišpāchāh), langues (lāšôn), pays (‘æræṣ) et peuples (gôj) (cf Gn 10,5 ; Gn 10,20 ; Gn 10,31) »[33], il n’est pas possible d’y voir un anachronique essai de sociolinguistique. Tout au contraire, comme y insiste David Carr dans son commentaire récent : « Un examen plus approfondi montre que le chapitre semble composé pour résister aux tentatives de le lire comme un aperçu des peuples connus, même si certaines parties de celui-ci – en particulier ses parties non-Sacerdotales – sont liées de manière problématique aux discours ultérieurs sur l’esclavage et la race. »[34] Pour le dire autrement, Gn 10 met en relation diversité des cultures et diversité des langues, et le fait d’une manière qui intéresse particulièrement la théologie : « Il devrait être clair que, contrairement à la représentation de Gn 1 du développement de diverses espèces végétales et animales, les humains de Gn 10 ne sont, en aucun cas, représentés comme se distinguant les uns des autres par type physique ou par espèces […]. Tous portent implicitement l’image de Dieu transmise de génération en génération (cf Gn 5, 1-3), tout en se distinguant socialement les uns des autres par un mélange de traits géographiques, ethnico-nationaux et linguistiques (Gn 10, 20, 31 et la forme originelle de 10,5). »[35] Ainsi la Table des peuples dit déjà qu’en dépit des analogies, écolinguistique et écothéologie ne sont pas réductibles l’une à l’autre. S’agissant de la question de l’Un et du multiple, le multiple humain n’est pas présenté comme relevant de la nature.

C’est une limite aussi à la théologie naturelle. La diversité humaine est voulue par Dieu, même si le texte, et plus largement Gn 1–11, porte la trace de tensions entre, d’un côté, les récits postdiluviens de la « divinité (YHWH) qui cause la dispersion humaine (פוץ hiphil Gn 11,8a, 9b ; cf aussi נפץ Gn 9,19)»[36] et, de l’autre, le récit d’un Dieu « à l’origine de ce processus en Gn 10* en donnant aux humains sa bénédiction et en les encourageant à se multiplier (Gn 1,28 ; 9,1,7)»[37] Face à ces contradictions, Gn 10 apparaît comme le moins motivé théologiquement ou politiquement, le plus impartial[38]. Dès Gn 10, chaque peuple possède déjà sa propre langue ; cela correspond à la volonté divine : « Pour P, la diversité des langues fait apparemment partie de l’humanité postdiluvienne. Elle est là d’emblée et ne semble pas poser un problème particulier »[39].Le pluralisme linguistique trouve ici un privilège théologique, à savoir une justification scripturaire, dont ne jouit pas le pluralisme religieux, puisque la diversité religieuse n’est pas mentionnée.

 

         c. Gn 11 – La tour de Babel

 

Venons-en à Babel. Albert de Pury n’y va pas par quatre chemins : « Un narrateur, un rédacteur, ou encore un adaptateur, n’a pu se satisfaire de la vision émerveillée, et en tout cas insouciante, que l’écrit sacerdotal avait donné de la diversité des peuples et de leurs langues.  Aussi il a introduit ici pour y remédier, le récit de la construction de la tour de Babel. »[40] Cette version émerveillée et insouciante, c’est la version sacerdotale de Gn 10, et il conviendrait donc de lire Gn 11 comme une réaction négative à cet émerveillement et insouciance. Ainsi, dans le récit de Babel, « la multiplicité des langues est interprétée non comme le fruit d’une arborescence naturelle du parler humain, mais comme la conséquence d’un brouillage imposé à titre préventif ou punitif (v. 1.9a). De même, la dispersion des peuples dans le monde y est comprise non plus comme la réponse à une invitation de « remplir la terre » mais comme une expulsion infligée par YHWH (v. 4b.8a.9b). »[41] Ce même rédacteur serait intervenu dans le chapitre précédent pour en corriger la placidité : « Comme le montrent des analyses récentes (Witte, de Pury, et al.), ces fragments ne sont pas à attribuer à un Yahwiste ancien ; il s’agit d’ajouts et de corrections post-P, notamment en Gn 10,8-13.15-19.21.24-25 qui veulent créer un lien avec la malédiction de Canaan en Gn 9 et la tour de Babel en Gn 11. Les rédacteurs cherchent ainsi à intégrer la table sacerdotale des nations dans un nouveau contexte qui souligne les différences entre les peuples et qui comprend la diversité des langues comme une sanction divine. »[42]

Rappelons-nous que jusqu’alors la question de la langue ne se posait pas. Avec cette intervention post-P émerge ce qui est déjà, non une simple théologie du langage, mais bien une idéologie du langage[43]. David Carr intitule ainsi son commentaire de Gn 11,1-9 : « Prévention divine du pouvoir collectif humain par la confusion linguistique et la dispersion des humains ». La puissance dont il avait été question jusqu’à présent est celle de la divinité, un dieu capable d’autolimitation. La malignité de l’homme a été soulignée, et les concessions résultant de ce constat ont été accompagnées de limites. Ce qui apparaît donc avec Gn 11,1-9 c’est la puissance de l’homme, puissance que Carr qualifie de collective. S’il suit le fil de l’imago Dei, le lecteur inattentif pourrait penser que c’est dans cette puissance collective que l’humanité est à l’image de Dieu. De fait, c’est non pas l’humanité qui va ici s’autolimiter, mais bien Dieu qui va devoir intervenir. Il intervient contre la puissance collective humaine par deux moyens, la confusion des langues et la dispersion des humains.

Il convient ici de distinguer les deux notions, celle de σύγχυσις[44] et celle de διασπορά. La première, σύγ-χυσις peut être traduit littéralement par con-fusion, tandis que δια-σπορά signifie dispersion. Toutefois, s’il s’agit bien de deux phénomènes différents, c’est bien la confusion des langues qui conduit à la dispersion des humains. David Carr rétablit dans sa traduction les formes respectivement actives et passives du verbe פוץ déjà mentionné ci-dessus. C’est donc à raison que la NBS traduit le v. 11,4bc « faisons-nous un nom, afin que nous ne nous dispersions pas sur toute la terre » tandis que l’anglais de Carr rend encore mieux le causatif (hiphil) du v. 11,8a « And YHWH caused them to scatter from there across the surface of the earth »[45]. La stratégie humaine a donc l’effet diamétralement opposé. Toutefois, la dispersion n’est pas une conséquence directe de l’action divine, du moins à Babel : « Ce processus de dispersion spécifiquement humaine est anticipé par l’inquiétude des humains quant à leur propre dispersion sur la terre. »[46] Résumons nous. Au chapitre 10 (« la table des peuples »), la dispersion humaine – et donc la diversité linguistique – est la conséquence de l’injonction divine à se multiplier. Au chapitre suivant, la dispersion humaine continue. Elle n’est pas un phénomène nouveau, mais un phénomène qui acquiert une dimension humaine. La dispersion humaine n’est plus juste une conséquence du « multipliez-vous », mais aussi une conséquence de l’anxiété humaine à l’encontre de sa propre dispersion.

À l’inquiétude des humains quant à leur dispersion répond de nos jours l’inquiétude d’une partie d’entre nous d’une uniformisation, d’une réunification des humains qui ne serait pas à l’initiative de Dieu. Le texte de Babel a ainsi été lu comme une critique de l’impérialisme. Cette interprétation est ancienne, remontant même à la période du Second Temple[47]. Toutefois cette interprétation serait davantage eiségétique qu’exégétique, et doit, selon les commentateurs, être abandonnée : « Bien que le récit manifeste des indicateurs de composition lorsque Juda était sous la domination mésopotamienne […], le texte lui-même ne reflète ni ne critique le pouvoir impérial. »[48] Nous y insistons dans la mesure où, comme nous le verrons ci-dessous, non seulement la sociolinguistique, les locuteurs des langues minorisées eux-mêmes, mais aussi les promoteurs de la diversité, ont pu avoir une lecture positive de Babel comme la critique d’un certain impérialisme. Un pan de l’exégèse contemporaine invite à être plus circonspect. Le texte ne saurait être instrumentalisé pour illustrer combien « les empires coloniaux ont lésé les communautés linguistiques autochtones ni en mettant l’accent sur la menace potentielle à l’encontre des valeurs traditionnelles que poserait une certaine forme de relativisme éthique. »[49] Le récit nous inviterait-il à renvoyer dos à dos volonté de puissance et le meilleur humanisme, impérialisme guerrier et universalisme pacifiste ?

La circonspection est encore de mise si nous lisons le récit de Babel comme une critique, sinon de l’homogénéisation des cultures, mais de la constitution d’une communauté mondiale. Ce n’est pas sans raison que David Carr conclut ainsi son commentaire du récit : « En regardant vers l’avenir, on pourrait se demander si le profond scepticisme de ce passage à l’encontre de la coopération humaine mondiale ne serait pas particulièrement problématique à une époque comme la nôtre où des questions centrales, telles que le changement climatique, exigent que la communauté mondiale trouve un langage commun pour relever les défis profonds à la présente vie des enfants de l’humain sur toute la terre. »[50] Face aux défis qui sont ceux de l’humanité aujourd’hui, la leçon de Babel semble être celle d’une grande subtilité, alertant autant contre les périls de l’uniformisation que contre l’oubli qu’en dépit de sa dispersion l’humanité conserve un passé – et un devenir – commun.

Si l’on veut être fidèle au texte et à l’apport des sciences bibliques, il n’est, en outre, pas possible d’ignorer la description que le texte fait d’une « divinité soucieuse de préserver ses prérogatives divines quitte à perturber la communauté des humains »[51]. Que reste-t-il alors ? Les lectures, notamment celle de la théologie contextuelle, « ont apporté des contributions importantes, rééquilibrant les lectures passées de la péricope comme un récit de crime et de châtiment en apportant une sensibilité à la fois à la représentation complexe des efforts de l’humanité et à ce que la réponse de YHWH ici n’est pas présentée comme une punition des humains à raison de leur désobéissance. »[52] Si la confusio linguarum est la cause de la dispersion des humains sur la terre, elle n’est pas pour autant une punition résultant d’une désobéissance. Elle s’inscrit dans un processus de limitation, de délinéation, commun au reste du texte de Gn 1–11.

Finalement, que retenir ? Il reste peut-être a minima trois éléments : 1) le premier, évoqué par le commentateur, c’est que le récit invite à un rééquilibrage permanent. C’est le rééquilibrage des puissances entre le Créateur et sa créature autant que le rééquilibrage des interprétations qui toutes outrepassent le sens du texte. 2) le second élément, cohérent avec le sens des récits de création des Proche et Moyen Orients antiques, c’est que ce rééquilibrage est à comprendre comme contemporain des lecteurs du mythe. Le mythe de Babel, nous l’avons déjà suggéré, est moins un récit étiologique cherchant à dire quelque chose de l’origine des langues qu’un outil conçu pour parler encore et toujours au présent. Il ne nous parle pas d’une époque lointaine, mais il est élaboré pour inviter les contemporains à réévaluer au présent les motivations autocentrées de la divinité, le pouvoir potentiellement destructeur de l’homme, y compris dans ses plus belles intentions, et enfin l’ambivalence fondamentale du langage (sacré et maudit) ; 3) le troisième, c’est que ce rééquilibrage passe non pas par le langage, mais par la pluralité des langues et la variation linguistique. En ce dernier sens, les langues sont elles-mêmes un moyen de rééquilibrage, une médiation, qui plus est, une médiation divine. Enfin, notons que la sanction divine, dans la mesure où elle n’intervient pas à raison d’une désobéissance humaine, n’est pas rétributive. Restons-en là pour l’instant.

           

         d. Ac 2,9-13 – La Pentecôte

 

Venons-en maintenant à la Pentecôte, et rappelons d’abord pourquoi les deux épisodes sont souvent rapprochés : comme le souligne le commentateur Carl Holladay, la Pentecôte apparaît comme une inversion de Babel, aussi bien parce que Luc use d’un langage qui rappelle Gn 11, 1-9, mais aussi parce qu’à la Pentecôte les langues ne sont plus confondues.  Chacun, bien que parlant dans sa langue respective, comprend l’autre : « Dieu défait à la Pentecôte ce qui avait été fait à Babel. »[53] Craig Keener y voit une même une « approche cadrerait certainement avec le thème de Luc sur la mission transcendant les barrières culturelles et linguistiques. »[54] Pouvons-nous toutefois encore lire Ac 2 comme un anti-Babel au vu des apports récents de l’exégèse de Gn 11 ?

La Pentecôte c’est l’avènement de l’Esprit. Mais qu’est-ce que l’Esprit dans les Actes ? « Dans les Actes, le Saint Esprit est la présence de substitution [surrogate presence] de Dieu. En présentant l’Esprit comme la présence habilitante [empowering] au sein de l’église, Luc renforce le thème de la direction [guidance] providentielle. »[55] Le terme anglais, empowering, nous permet de repérer la notion de puissance, notion-clé des récits et de la théologie de la création. Notablement, ici encore, Dieu intervient au moyen des langues. Nous disons bien langues, et non langage. La Pentecôte, c’est le groupe des apôtres qui se met « à parler en d’autres langues » (ἤρξαντο λαλεῖν ἑτέραις γλώσσαις ; Ac 2,4b). Est-ce suranalyser que de souligner l’usage d’ἄρχομαι, commencer ? Assurément non : « Le récit que Luc fait que la Pentecôte se présente comme un événement inaugural. »[56] Et que comprendre par cette hétéroglossie (hétérolalie) ? Avant d’aborder la question, notons que l’intervention divine pousse à agir. Nous retrouvons un mouvement similaire à ce que la syntaxe hébraïque nous invitait à voir. De même que la confusio linguarum causait la διασπορά des humains, chez Luc l’Esprit saint impulse la prise de parole des apôtres et des personnages principaux (Pierre en Ac 4,8 ; Étienne 6,5.10 et 7,55 ; Agabus 11,28 et 21,11 ; Paul en 13,9-11 et 20,23 ; Apollos 18,25). « Le Saint-Esprit non seulement incite les gens à parler, mais dirige également leurs mouvements »[57]. Qui plus est, l’Esprit « se déverse non seulement sur les représentants dûment désignés comme les apôtres, mais aussi parmi les croyants. Cette démocratisation de l’Esprit reçoit une grande importance dans les Actes. »[58] Or, cet empowerment trouve son expression programmatique dans le miracle de la Pentecôte, manifestation non d’un parler en langues[59] (glossolalie), mais en d’autres langues (hétéroglossie). La question est de savoir si le « miracle » réside dans la compréhension mutuelle en dépit des langues, auquel cas les langues s’effacent, ou si les langues contribuent au miracle.

Tout d’abord, le « miracle », ce qui produit l’étonnement, ce qui se manifeste comme un signe de l’intervention divine, tient moins aux langues de feu qui se séparent les unes des autres et descendent sur le groupe réuni en un même lieu (Ac 2, 3) qu’à la stupéfaction de la foule attirée par le bruit : « La multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue » (Ac 2,6). Ce qui, du point de vue du groupe, correspondait à une hétéroglossie (parler dans une autre langue) est devenu pour la multitude l’étonnement de les entendre parler leur propre langue (ἤκουον εἷς ἕκαστος τῇ ἰδίᾳ διαλέκτῳ λαλούντων αὐτῶν ; Ac 2,6b). En nous autorisant du texte, nous utiliserons ici le terme d’idiolecte. La didactique des langues n’a pas oublié cet adjectif ἴδιος ni le lexique d’Ac 2,1-13. On retrouve ἴδιος dans ἰδίω–μα « particularité ; idiome (particularité d’une langue) »[60] ou encore ἰδιώ–της « simple particulier, par opposition au fonctionnement public ; de là idiot (qui est trop particulier) »[61] et enfin ἰδιωτισμός « 1o langage propre à un individu ; 2o idiotisme (tour particulier à une langue) »[62]. D’une certaine manière cette racine suffirait à résumer l’ambition de ce mémoire, à savoir s’intéresser non pas au langage mais aux idiomes, c’est-à-dire autant ce qui résiste à la traduction[63] que ce que le traducteur peut choisir de conserver de la langue source.  Nous pensons que la Pentecôte n’est pas l’escamotage des langues au profit du message, mais que le message réside aussi dans le respect de ce que chaque langue a d’unique. Entre les versets 4 et 6 le changement de point de vue s’organise, non à partir du possessif (loqui eorum linguis), mais à partir du réfléchi (lingua sua illos loquentes) et de l’altérité (la Vulgate traduit logiquement « loqui aliis linguis »). Le miracle tient à ce que chacun a entendu parler dans son dialecte, dans son parler en ce qu’il a de plus particulier. En termes sociolinguistiques, la Pentecôte est en quelque sorte la victoire des hyperlocalistes. Le groupe, sous l’action de l’Esprit, parle dans ces parlers que Dante définit ainsi : « [le parler] auquel les petits enfants se familiarisent, par l’action de leur entourage, dès le premier moment où ils commencent à distinguer les sons. »[64] Quel serait, en effet, l’étrangeté, dans une ville cosmopolite, a fortiori en temps de pèlerinage, d’entendre parler des langues étrangères ?

Il y a, certes, une tension dans le texte. Le public accouru est décrit à la fois comme habitant à Jérusalem (εἰς Ἰερουσαλὴμ κατοικοῦντες Ac 2,5), précision qui semble écarter les pèlerins[65],  et comme originaires de « toutes les peuples qui sont sous le ciel » (ἀπὸ παντὸς ἔθνους τῶν ὑπὸ τὸν οὐρανόν Ac 2,5). De manière générale, le passage décrit un double mouvement, centripète et centrifuge, l’un correspondant au rassemblement et l’autre à la mission.

 Qu’en est-il précisément dans le contexte de l’œuvre lucanienne, mais aussi dans le contexte historique où le kérygme s’est manifesté ? Tout d’abord, l’œuvre lucanienne, fidèle aux canons de l’historiographie antique, n’est pas insensible à la question linguistique. La vraisemblance, principe thucydéen[66], conduit Luc à coller à un certain réalisme linguistique : « Dans son discours de la Pentecôte (Ac 2,14-41) ou dans son homélie au Temple de Jérusalem (Ac 3,17-26), Pierre use d’un grec sémitisant, proche de celui des Septante, […] alors que Luc glisse sur les lèvres de Paul, debout au milieu de l’Aréopage d’Athènes, un discours d’un classicisme atticisant, truffé d’optatifs et de figures de style, et développant une argumentation baignée d’emprunts faits aux penseurs de la Stoa. »[67] L’étonnement de la foule accourue non seulement repose tout entier sur le fait dialectal et sociolinguistique, mais il est explicité tel quel : « Étonnés et stupéfaits, ils disaient : Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ? » (Ac 2,6-7). La question diglossique[68] est aussi relevée par Keener : « Bien plus problématique, Luc ne fournit aucune implication que la diglossie était en vue ou que l’on devrait s’attendre à ce que les disciples n’aient parlé que l’hébreu à cette occasion ou à une autre. »[69] À propos de la Pentecôte, Carl Holladay rappelle que l’araméen galiléen est moqué dans le Talmud au travers de l’histoire d’un Galiléen « qui se rend au marché à Jérusalem et demande à acheter un amar. Le marchand répond : "Stupide Galiléen, veux-tu acheter une monture (un âne = ḥamār) ? À boire (du vin = ḥamar) ? De quoi s’habiller (de la laine = ʿamar) ? De quoi servir à un sacrifice (un agneau = ʾimmar) ?" »[70]. Il faut enfin évoquer un Jésus historique potentiellement diglossique[71]. Il est ainsi assez significatif que la question de la langue parlée par le Jésus historique soit suivie de près par celle qui s’interroge sur son illettrisme éventuel[72], renvoyant à la question de la relation entre l’écrit et la culture. Aujourd’hui encore on estime que 70% des cultures au niveau mondial sont orales[73]. Elles appartiennent à ce que l’UNESCO définit comme des patrimoines culturels intangibles (Intangible cultural heritage, ICH)[74]

Enfin, une dimension de la langue est le sentiment d’appartenance à une culture même chez les non-locuteurs. Dans son Jésus de Nazareth. À la découverte de l’homme de Galilée, Jens Schröter souligne ainsi que : « Malgré tout, la conscience d’une judéité propre née au temps des Maccabées, axée sur l’Alliance et la Loi et dont le Temple de Jérusalem était le pivot, demeura vivace, tout comme les traditions juives datant de cette époque, qui se sont exprimées dans les Écrits apocalyptiques et à caractère sapiential. »[75] Cette dimension de ce qui appartient en propre à chacun ou à chaque culture, et qui s’exprime de manière particulièrement intime dans la langue, ne nous semble pas étranger à ce que dit le récit de Pentecôte.

 

Pentecôte et ecclésiologie

 

Si la Pentecôte est la réalité qui fonde l’Église, cette réalité est expérimentée et vécue à travers le pluralisme et la variation linguistiques. Le théologien pentecôtiste et missiologue Amos Yong le dit en ces termes : « En fait, le peuple ecclésial de Dieu a été fondé par sa seule expérience de l’Esprit au milieu de la pluralité et de la diversité de ses langues et langages particuliers le jour de la Pentecôte (Actes 2). Le même Esprit qui a permis la compréhension interculturelle et la κοινωνία au sein de l’Église primitive est celui en qui toute l’humanité vit, se meut et a son être (Ac 17,28). »[76] Il convient dès lors de ne pas abandonner cette dimension matérielle, cette expérience fondamentale de l’Esprit en considérant les langues comme une simple abstraction au service de l’élaboration théologique : « De cette réalité ecclésiale qui traverse les langues, les cultures, l’espace et le temps vient l’imagination pneumatologique – la capacité d’appréhender l’Esprit, de parler les langues de l’Esprit, d’expérimenter la réalité de l’Esprit et d’engager spirituellement la réalité – qui est ainsi intrinsèquement une seulement dans et par sa pluralité. »[77] Ce que les langues retiennent de ce qui leur est propre, voire unique, n’est pas un empêchement à faire communnauté, mais même une condition de la mise en commun. Il n’y a pas de mise en commun si chacun n’apporte ce qu’il a en propre. En outre, la κοινωνία n’est pas une communauté réduite aux acquêts, où n’est commun que ce qui commence avec la communauté, mais bien une communauté universelle où les biens propres sont mis en commun. Le mien a vocation à devenir le tien. Cela ne veut pas dire que chacun a laissé derrière lui, hors de la communauté, ce qui lui était propre. Amos Yong tient ici les deux extrémités de la question : d’un côté une réalité ecclésiale qui traverse les langues et les cultures, de l’autre une réalité qui n’est pas une en dépit de la variété, mais dont l’essence (intrinsèquement) est d’être une « dans et par sa pluralité ». La pluralité se présente ici comme un des modes d’expression de l’Un.

En fin de compte, Ac 2,11-13 permet-il une lecture favorable aux langues minorisées ? Rappelons que trois ou quatre langues auraient suffi au groupe des 120 pour se comprendre : la koiné, l’araméen, l’hébreu, éventuellement le latin. La situation n’est donc pas celle d’une société monolingue. À ce contexte plurilingue s’ajoutent le fait dialectal et la diglossie. Comme pour Babel, certaines interprétations ont voulu voir un discours antiimpérialiste[78], mais là encore le texte résiste à une telle interprétation. Le message de la péricope est, à n’en pas douter, théologique. Il vise à inaugurer une nouvelle ère, celle de l’Église, sous la conduite de l’Esprit. Il n’en reste pas moins que la Pentecôte apparaît aux commentateurs, de manière convaincante, comme un anti-Babel. Les langues sont encore une fois centrales dans un processus initié par Dieu pour agir dans l’histoire et par les humains. Cette dimension historique, inscrite dans le projet lucanien lui-même, prête une attention particulière aux langues et à la variation linguistique non comme projet politique, mais pour atteindre la vraisemblance réclamée par les canons de l’historiographie antique. Sous l’action de l’Esprit, le groupe des 120 s’exprime en des dialectes et des langues différentes, et pourtant se comprennent. Comme évoqué précédemment, « ils parlent certes des dialectes différents, mais leur langue n’est plus confuse ou confondue. »[79] L’intercompréhension est un don de l’Esprit. Ou encore des langues l’Esprit fait des dialectes, les faisant accéder à la compréhension interdialectale. Et comme dans ses dons Dieu surabonde, cette intercompréhension atteint la perfection la plus intime, donnant à chacun le sentiment d’entendre son parler. Ignorant sans doute la question de savoir si l’empowerment doit se comprendre en Ac 2, 4-11 comme nivelant ou annihilant les limites culturelles afin d’annoncer la parole de Dieu, ou s’il y a là une revalorisation de ces limites, le récit de la Pentecôte enseigne sans doute avant tout que l’Esprit conduit à la proclamation de la Parole, non en dépit de ce que les langues ont d’irréductible, mais précisément en refusant de réduire ce qu’elles ont de propre et d’unique. L’Église, sous l’impulsion de l’Esprit, se fonde non pas dans une abolition de l’altérité, non pas un respect proclamé de l’altérité, mais en donnant à entendre l’altérité comme intelligible et familière.

           

B. Lectures sociolinguistiques de Babel

 

Nous avons vu qu’une exégèse historico-critique ne permettait pas de faire des textes des hérauts des langues minorisées, mais que leur attention aux langues plutôt qu’au langage, leur souci de traiter la question du multiple et de la variation, l’accent mis sur l’aspect relationnel de la création et de l’action divine comme intervention dans le présent, ces quatre éléments conforteraient si besoin une lecture contextuelle et attachée au multiple. Voyons maintenant quelques exemples de lecture de l’Écriture du point de vue du linguiste Patrick Sauzet.

 

a. Patrick Sauzet et la « langue immolée »[80]

 

La lecture de Patrick Sauzet permet de reprendre la question traitée à partir de deux angles d’attaque : l’unilinguisme et l’aspect sacrificiel. Les deux aspects ramènent au binôme violence/puissance selon l’articulation que nous établissons entre le Déluge (Gn 8,31–9,7) et Babel (Gn 11). Nous avons dit avec Thomas Römer que jusqu’à Babel la question du statut de la langue ne se pose pas, que la langue est unique et commune aux animaux, aux humains et à Dieu. Nous avons ajouté à l’occasion de la Pentecôte les notions d’idiolecte et d’hétéroglossie. C’est à un semblable effort notionnel que nous invite Patrick Sauzet : « Le mythe de Babel est souvent compris à contre-sens, me semble-t-il. On voit le désordre dans la confusion des langues. En fait c’est l’unilinguisme qui, par la construction d’une tour toujours plus haute (bonne image de la compétition mimétique), démesure coupable, entraîne le châtiment divin. La confusion des langues et la dispersion des peuples marque le retour à un ordre pacifique et différencié. Si Babel est Babylone, le mythe dit sans doute le risque de désagrégation dans la violence d’un vaste empire où les interdits mimétiques tendent à s’estomper, y compris les interdits linguistiques. Seules les petites communautés différenciées sont à l’abri de telles crises. Small is peaceful. »[81] La question de l’impérialisme est ici réintroduite. Le linguiste conclut comme nous le faisions ci-dessus : « La diversité linguistique, diversité de langues et différenciation dialectale, n’est donc pas un désordre. »[82] Mais il offre, en outre, une vue sur l’articulation entre diversité et dispersion géographique : « L’homogénéité n’intervient qu’au sein du groupe le plus restreint. La dialectalisation assure l’ordre linguistique en scellant l’appartenance communautaire de chacun. »[83] La sociolinguistique explique ainsi les phénomènes de différentiation. Patrick Sauzet repère, en outre, que peut-être « la perception que la langue n’est légitimée que dans sa spécificité la plus extrême »[84]. Ce sont les phénomènes les plus caractéristiques d’un parler, celles qui le rendent le plus repérable, qui peuvent passer aussi bien pour les non-locuteurs que pour les locuteurs comme le parler le plus authentique. Hors de la sphère linguistique, ce phénomène rappelle une tendance de la société à confondre, par exemple dans le domaine religieux, orthodoxie et radicalité, les positions les plus extrêmes ou les milieux les plus radicaux apparaissant, au profane, comme plus conformes au dogme.

La diversité et la différenciation n’excluent pourtant pas la norme, comme illustré par la définition dynamique que Patrick Sauzet donne de la langue : « La langue est d’une part la compétence intériorisée des locuteurs, ce qu’on nomme plus adéquatement grammaire. C’est d’autre part une institution sociale qui en fait un symbole collectif, objet et instrument de régulations. La norme, quel que soit son degré de rigidité, est au centre de la langue instituée.  Elle l’incarne, mais ne la résume pas : la norme étant mesure, elle réunit les pratiques qui s’écartent d’elle. Une langue instituée c’est en un sens l’espace de réception d’une norme, conformités et déviances rassemblées. Institution, la langue est solidaire de l’ensemble des institutions d’une société, elle en est un des moyens et une des références. Le soupçon du conflit sous l’ordre linguistique peut donc être rapporté à un soupçon plus général de présence de la violence sous toute institution. »[85] La répartition des langues, et avec elles le fait variationnel et les phénomènes de différentiation que nous venons de rappeler, a donc aussi à voir avec la gestion de la violence.

            Le sociolinguiste introduit la notion contemporaine de nation à l’occasion du brouillage de Babel. Pour plus de clarté, nous avions préféré le terme de peuples à celui de nations pour traduire le גוים ou ἔθνη de Gn 10. Peut-être pouvons-nous expliciter la notion ici par l’usage du concept politique d’État-nation. « La nation en un sens est une Babel, une Babel unilingue d’avant le brouillage divin. »[86] Dans la reprise de son exégèse sociolinguistique, Patrick Sauzet précise ainsi le lien entre unilinguisme et une conception de la nation qui pourrait préfigurer celui d’État-nation, les deux unies dans un culte de ce que le linguiste qualifie d’indistinction. L’indistinction apparaît comme une notion adéquate dans le contexte d’une théologie sacerdotale de la création attachée aux délimitations. Dis–tingere, c’est bien au sens propre « séparer, diviser ». L’indistinct, c’est donc le confus au sens de non-différencié. Le brouillage introduit par Dieu est donc un brouillage qui établit non la confusion, mais la clarté. La σύγχυσις (confusio) divine est au service de la distinctio.

Le brouillage divin interviendrait contre une sacralisation du politique et particulièrement une sacralisation de la langue monopole d’État et outil politique : la séparation entre le religieux et l’État « peut recevoir deux lectures opposées : elle peut signifier une relativisation, une désacralisation du politique, du domaine de César distingué de celui de Dieu. Elle peut au contraire reporter sur l’État et sur la nation le caractère absolu et transcendant de la religion, renvoyée désormais “à la sphère privée”. La laïcité peut, selon une lecture, permettre l’État absolu, selon l’autre, accompagner l’État modeste. »[87] Là où la « table des nations » donnait à voir une dispersion en peuples conséquence de la confusio linguarum, Babel inviterait à brouiller les dimensions culturelles et politiques : « La mise en décalage de l’ordre linguistique et donc culturel d’avec l’ordre politique participe de la désacralisation du politique. La démesure de Babel (de la Babel unilingue qui construit la tour) est celle de la simplicité, un État, une nation, une langue. »[88] La prétention totalitaire de Babel rappelle à nouveau la notion d’impérialisme dont l’exégèse, notamment de David Carr, a toutefois montré combien il était difficile de la découvrir dans ces textes[89].  Écartée à la faveur de l’exégèse historico-critique, une lecture anti-impérialiste de Babel réapparaît comme lecture sociolinguistique, et, avec elle, le concept d’absolu. Alors que Dieu s’autolimite, les institutions humaines réclament pour elles le caractère absolu, récusant pour ce faire, les distinctions linguistiques et culturelles. Par ailleurs, le lien entre Babel et impérialisme réapparaît aussi à l’occasion d’une lecture théologique du récit. Il a ainsi été abondamment analysé par John Dominic Crossan, dans God and Empire (1989).

           

            b. César et Dieu (Mc 12,17 ; Mt 22,21 ; Lc 20,25)

 

Nous avons retenu un argument en faveur de la notion d’impérialisme dans l’analyse historique de John Dominic Crossan. Tout d’abord, rappelons que David Carr souligne l’ancienneté des interprétations de Babel dans le sens d’une critique de l’Empire[90]. Crossan pour sa part rappelle que la locution « fils de Dieu » renvoie à une réalité historique. Dans le monde de Jésus, celui d’un des confins de l’Empire romain, l’expression « fils de Dieu » renvoie de manière non-équivoque à l’empereur de Rome. C’est ce qu’il rappelle dans un ouvrage au titre déjà significatif, God and Empire : Jesus Against Rome, Then and Now (2007) : « Il y avait un être humain au premier siècle qui s’appelait ‘Divin’, ‘Fils de Dieu’, ‘Dieu’ et ‘Dieu de Dieu’, dont les titres étaient ‘Seigneur’, ‘Rédempteur’, ‘Libérateur’ et ‘Sauveur du monde’. […] La plupart des chrétiens pensent probablement que ces titres ont été créés à l’origine et appliqués uniquement au Christ. Mais avant que Jésus n’existe, tous ces termes appartenaient à César Auguste. »[91] La démonstration de Crossan consiste à faire de l’attribution de ces titres par les premiers chrétiens à Jésus une manière de le refuser à Auguste : « Ils prenaient l’identité de l’empereur romain et la donnaient à un paysan juif. Soit c’était une sorte de plaisanterie particulière ou de raillerie, soit cela relevait de ce que les Romains appelaient majestas et que nous appelons haute trahison. »[92]

La démonstration de Crossan dans God & Empire (2007) se poursuit dans son récent ouvrage Render unto Caesar (2022), illustrée cette fois-ci au travers l’épisode synoptique de l’impôt dû à César (Mc 12,17 ; Mt 22,21 ; Lc 20,25). Dire que les affaires de César doivent être rendues à César, et celles de Dieu à Dieu, c’est dire que César n’est pas Dieu : « César et Dieu doivent être distingués. »[93] Autrement dit, Jésus réintroduit de la distinctio. Or, précisément, « si César et Dieu ne sont ni donnés comme identiques ni mis en équivalence, comment sont-ils associés, accommodés, adaptés, assimilés ou acculturés l’un à l’autre dans le monde actuel dans lequel nous vivons tous ? »[94] Crossan juge que ces cinq verbes « représentent typiquement la mauvaise pente vers l’acculturation pleine et entière »[95] qu’il définit ainsi : « Par ce mot, je désigne une intégration profonde dans la culture environnante de sorte que vous y nagez en douceur, inconsciemment et sans esprit critique – comme un poisson. »[96] Les mots de l’ancien prêtre et de l’historien des religions se font, à cette occasion, particulièrement sévères : « L’acculturation est le frein de la normalité, l’illusion de la conformité, la malédiction du carriérisme qui peut, sous certains dirigeants, dans certaines circonstances, à certains moments et à certains endroits, transformer certains d’entre nous en monstres, beaucoup d’entre nous en menteurs, et la plupart d’entre nous en lâches. »[97] Nous ne pouvons ici reproduire l’argumentation historique de Crossan, notamment à partir de la romanisation de la Gaule. Nous nous en tenons à ce que l’homme de foi et l’historien retient du traitement par le Nouveau Testament du thème de l’acculturation, qu’il qualifie de « question de la souveraineté divine et de l’acculturation humaine. »[98] La pesanteur (the drag), l’illusion (the lure) et la malédiction (the curse) sont associés à des modes de l’indistinction (la normalité, la conformité) ou d’une temporalité (la routine ou une ambition professionnelle démesurée) qui conduisent fatalement à l’endurcissement, à l’accoutumance, c’est-à-dire à l’acceptation de l’inacceptable. L’acculturation, c’est parler, vivre, penser dans la langue du maître, la langue du monde, et non pas celle du Seigneur.

            Le Nouveau Testament, selon Crossan, traite la question de l’acculturation de deux manières antinomiques, 1) en démonisant l’acculturation dans le livre de l’Apocalypse, ou 2) en la canonisant dans le diptyque Luc-Actes. L’historien s’interroge, à partir de cette antinomie, sur la possibilité de poser une « critique radicale de l’acculturation comme la voie à suivre (the way forward) pour la foi chrétienne. »[99] Ce faisant, la démonstration entre en résonance avec la recherche sur le Jésus historique quand Crossan oppose une paix obtenue par la force et la subversion (celle de César) et une paix obtenue par la justice (celle de Dieu). C’est l’une des hypothèses sur le Jésus historique énoncée par Adriana Destro et Mauro Pesce, celle d’un Jésus qui « annonçait l’imminence du jugement dernier par Dieu, dans lequel seraient renversés les rapports injustes qui étaient considérés, paradoxalement comme l’ordre social. »[100]

            Mais, là encore, que pouvons-nous garder de Crossan, Carr ou Destro-Pesce ? Peut-on parler de la langue de César pour décrire la subversion des langues réduites à des instruments de pouvoir et incapables d’embrasser la création dans ses dimensions relationnelles ? Cette subversion du langage diffère-t-elle de l’ambivalence fondamentale du langage, ou en est-elle qu’un aspect ?

 

         c. Caïn et Abel

            Après avoir évoqué la puissance, nous rétrocédons vers la violence et son avènement. Pour aborder cette violence, nous avons jusqu’ici cité l’épisode du Déluge, ignorant sciemment la première manifestation spectaculaire de la violence dans le récit de la Genèse, celui de Caïn et Abel (Gn 4,1-16). Ce « couple fondateur »[101] est l’une des figures implicites de la diglossie. Si Patrick Sauzet ne cite pas explicitement Caïn et Abel, il applique le modèle girardien aux fonctionnements linguistiques, s’interrogeant sur la dimension sacrificielle. John Dominic Crossan avance, quant à lui, que, selon la tradition biblique, « la civilisation commença immédiatement par le fratricide »[102], et plus précisément par « le meurtre d’un berger par un fermier sur sa propre ferme »[103]. Et puisque Caïn fonde la première ville (Gn 4,17), « Caïn, l’introducteur de la violence, est en outre identifié comme le père – ou le grand-père – de la culture sédentaire ou de la "civilisation" […] Cette histoire correspond parfaitement à la compréhension que le surplus agricole a finalement conduit à une augmentation de l’individualisme, de l’agression, de la guerre et de la cupidité. »[104] L’obsolescence de l’un conduirait naturellement à son élimination. C’est l’argument souvent invoqué contre les langues minorisées. Il en irait des langues comme d’Abel, leur mortalité est inévitable[105]. Plutôt que l’obsolescence, l’histoire semble toutefois retenir la redondance. Ainsi dans le cas du couple français-occitan : « Le couple fondateur des deux langues, la royauté de l’une sortant de l’élimination de l’autre sur fond d’équivalence fondamentale, éclaire la perception de la situation occitane comme celle d’un conflit caché. Pour qu’il y ait conflit linguistique effectif il faudrait que les deux langues puissent prétendre chacune à la même dignité, au même statut. Or cela est réglé d’avance : revendiquer la dignité linguistique de l’occitan, c’est remettre en cause l’institution même du français. »[106] L’avènement de l’un est la condition de l’abaissement de l’autre.

Patrick Sauzet met en lumière la récurrence non seulement de « la mise en couple des deux langues »[107], mais aussi le jeu de miroir lié à cette mise en couple. L’une aurait pu connaître le sort de l’autre, selon « le thème essentiel […] de l’élection aléatoire. »[108] Nous sommes toujours l’autre de l’autre, mais dans l’exemple du français et de l’occitan, il y a autonomisation de l’un par claustration de l’autre. L’effet est peut-être moins radical que dans le couple Caïn-Abel, mais les deux modèles partagent une dimension inaugurale : « La réduction de l’occitan n’est pas un effet marginal de l’avènement du français mais se situe à son principe. »[109] On notera la distorsion de la réalité associée à une stratégie d’éviction, soit que la langue hégémonique se présente comme menacée[110], soit que la langue dominée soit donnée pour morte[111] alors même qu’elle est encore bien vivante. Le crime garantit une réécriture du réel : la disparition de l’autre règle le problème de l’altérité. Mieux, la négation de l’altérité rend futile la disparition physique de l’autre puisqu’il n’a déjà plus d’existence dans le monde hégémonique. Face à cette distorsion de la réalité, Dieu qui vient rétablir le réel en demandant : « Où est ton frère Abel ? » (Gn 4,9).

Le réel, c’est que cette violence fraternelle, au sens restreint, n’en reste pas à cette dimension familiale. Cette violence fraternelle est de facto une violence à portée universelle. Parce qu’elle est une violence entre humains, elle constitue « une offense contre Dieu et une façon dont les humains polluent le sol dont ils dépendent. »[112] Une dimension écologique recouvre ainsi les problématiques liées au couple violence-puissance auquel s’étaient ajoutées les problématiques liées à la domination.[113] C’est la perte de relation et de dialogue avec Dieu[114], et non pas particulièrement l’impulsivité ou la colère de Caïn, qui conduit à la pollution de la terre. Qu’elle prenne une extension universelle jusqu’à inclure la terre, qu’elle soit même détruite, la dimension relationnelle n’en demeure pas moins au cœur de ce récit.

La pollution est, dans le récit d’Abel et Caïn, l’issue déplorable d’un grief né des sacrifices respectifs des deux frères et de leur réception par Dieu, soit d’un acte qui a une visée exactement contraire. Les sacrifices au sens de l’Ancien Testamtent veulent que la victime sacrificielle soit rendue sacrée (sacrum facere)[115]. La dimension sacrificielle, et particulièrement celle qui voudrait qu’un des deux membres d’un couple fondateur se sacrifie, est soulignée par Patrick Sauzet dans la rhétorique centralisatrice de l’abbé Grégoire : « Grégoire demande aux Français du Midi, aux Occitans, de sacrifier leur langue à l’unité (linguistique) nationales ("Nos frères du Midi […] ont abjuré et combattu le fédéralisme politique ; ils combattront avec la même énergie celui des idiomes.") »[116] À la différence de la logique sacrificielle de l’Ancien Testament, ici « le refus, souvent violent, du terme occitan, de la nomination claire de cette langue, s’inscrit dans la logique sacrificielle. Le sacrifié est innommable, tabou. »[117] Patrick Sauzet conclut ainsi : « L’hypothèse donc est que la langue française s’instaure aussi sur le sacrifice. L’élimination des autres langues n’est pas une conséquence du succès du français, mais sa condition. »[118] Cette dimension sacrificielle doit toutefois être nuancée, soit qu’on retienne la logique sacrificielle vétéro-testamentaire, soit qu’on entende par sacrifice le fait de s’imposer à soi-même une privation. Ici le sacrifié, c’est l’autre du couple fondateur. Il n’y a pas renoncement ou effort sur soi-même, mais exécution du double. L’altérité n’est pas endurée ; elle est liquidée. Enfin, et surtout, la logique sacrificielle biblique n’est pas respectée. Retenons, en effet, parmi les sacrifices évoqués par l’Ancien Testament, deux sacrifices qui nous semblent particulièrement significatifs en lien avec notre propos : le sacrifice pour le péché (Lv 4,1–5,13) et le sacrifice de réparation (Lv 5,14-26). On retrouve ici la tradition sacerdotale et son souci de la dimension relationnelle : le nom de ces deux sacrifices désigne, en effet, « l’atteinte à la relation qu’ils servent à restaurer. »[119] Apparaissent avec eux la notion de reconnaissance. D’une part, ces sacrifices « impliquent une reconnaissance de la faute commise »[120]. De l’autre, les péchés « faits délibérément et comme un défi au Seigneur en sont exclus »[121] (Nb 15,30-31). L’exécution du double ne remplit pas ces critères vétéro-testamentaires. Ici c’est l’exégèse théologique qui permet de récuser tout à fait les justifications sacrificielles et contribuer à reconnaître la victime comme telle.

 

         d. Langue des pauvres

 

Récuser la dimension sacrificielle permet de rétablir la réalité du mal. La dominance linguistique concourt à la domination sociale et économique. Si, selon Jacques Dupuis, « en [Christ] est révélée et incarnée la contradiction existant entre Dieu et les pauvres qui subissent l’oppression aux mains des riches »[122], les locuteurs des langues minorisées, de leur côté, ont parfois l’impression qu’une « langue de pauvres convient mieux pour célébrer la kénose du Verbe »[123]. Ils sont sensibles à la symbolique du Fils qui rechercha la compagnie des pauvres et des méprisés. De ce point de vue, les langues minorisées offrent une compréhension intime, familière, du message chrétien, où, selon le mot d’Aloysius Pieris, « Jésus est […] le pacte de défense entre les opprimés et Yahweh »[124]. On pensera ici à Mt 19,24 ou aux accents anabaptistes soucieux de dissocier l’Église des institutions de pouvoir politique ou économique. S’il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, que dire d’un évangile annoncé dans la langue des riches, c’est-à-dire, du moins, celle qui apparaît telle à raison du prestige auquel elle est associée, ou, parce que, ce prestige procédant du pouvoir, on peut lui prêter un pouvoir équivalent aux riches.  Christopher Rowland y insiste en ces termes à propos de la théologie de la libération : « Vu du dessous de l’histoire, des pauvres et des marginalisés, le message du royaume semble assez différent de la façon dont il a été dépeint par ceux qui ont pu (have had the power) écrire l’histoire de l’Église et formuler son dogme et ses préoccupations sociales. »[125] Aussi, comme le souligne encore le théologien d’Oxford, la théologie de la libération nous rappelle « avec vigueur (forcibly) que l’entreprise théologie contemporaine ne peut échapper à une réflexion critique sur ses présupposés (assumptions) et ses options (preferences). »[126] Or, la dominance linguistique est rarement exposée comme un de ces présupposés ou de ces options. Cela tient pour partie à l’opacité de la dominance linguistique, comme le souligne Patrick Sauzet : « Ce qui reste opaque […], c’est la dominance linguistique elle-même. Non pas son déploiement dans les pratiques de la société, non pas son émergence et son développement historiques (tout sociolinguiste s’attache à décrire cela), mais sa faculté même à s’installer dans les usages langagiers, à les (dés)organiser. »[127] Au couple violence-puissance, et à celui de la domination, il convient enfin d’ajouter le thème de la subversion. A priori l’ambivalence tient ici moins au langage lui-même qu’aux jeux de domination auxquels il se prête.

 

C. Reformulation de la question et thématisation

 

         a. Violence, puissance et domination

 

Loin du débat philosophique ancien sur le pouvoir du langage et le langage du pouvoir, l’exégèse donne à voir la préexistence de la Parole, performatrice et créatrice, attribut d’un Dieu qui initie et réinitie une relation avec ses créatures. La puissance divine, à la différence d’une puissance humaine, est autolimitation, tandis que la puissance à laquelle l’humain aspire le conduit à retomber sans cesse vers la violence ou la domination. Le récit biblique ne relie ni la violence ni les rapports de puissance (par ex. Dieu face aux humains en Gn 11) au langage. Il se borne à expliquer l’apparition des langues comme une conséquence de ces rapports de puissance. La confusion des langues ne tient pas en soi à la désobéissance des humains, mais a à voir avec ce choc des puissances entre le Créateur et ses créatures. La diversité et la variation linguistiques écartent cette menace de chaos en organisant la dispersion des humains sur la terre. Cette dispersion est encore sensible aujourd’hui, et elle divise, bien au-delà des peuples, à l’intérieur des groupes sociaux eux-mêmes. Ces délinéations ont bien à voir avec un rapport de force et une intimité du phénomène propre au langage. En effet, le fait variationnel ne se limite pas à la phonologie, la morphologie, la prosodie ou tout autre élément permettant de délimiter le cas échéant un parler et le distinguer d’un autre. Les locuteurs de langues résultant d’un processus d’homogénéisation demeurent sensibles à toute une série de variations, depuis les implications sociales de tel ou tel usage, les intonations induisant un fil de pensée, les nuances de supériorité ou de mépris :  «  Le langage est partie intégrante de la vie sociale, avec toutes ses ruses et ses iniquités, et […] une grande part de la nôtre consiste en l’échange routinier d’expressions linguistiques dans le flux quotidien de l’inter­action sociale. »[128] La langue est souvent le lieu d’exécution des stratégies sociales. Modèle de prestige et modèle de pouvoir ont tendance à se confondre, et la possibilité d’humilier, de mépriser, ou encore la condition de s’élever socialement – ou de paraître s’élever – tient à l’adoption de la langue du maître. Les implications théologiques sont non neutres. Que dire, en effet, quand on parle, ou quand son Église parle uniquement dans la langue du maître, et que la langue du maître se présente comme la langue du Seigneur ? 

 

            b. La langue de César

 

Cette désescalade de la confrontation entre puissance divine et puissance humaine par le pluralisme linguistique, mais aussi, au sein même du langage, par la fragmentation des rapports de pouvoir, trouve une traduction historique entre langues dominantes, langues d’acculturation au monde, langues de César, et, d’un autre côté, la Parole qui ne cesse d’appeler à rechercher la paix non par la force, mais par la justice. L’existence de langues de César, langues porteuses d’une affirmation de la force, de l’uniformisation, d’un « Babel de l’idéologie »[129], d’une unité recherchée et soutenue par la langue, suffit-elle à accorder un statut théologique aux langues victimes de ces conflits linguistiques ? Est-il possible de dire de chaque langue ce que Geffré dit de chaque figure religieuse : chaque langue garde-t-elle « quelque chose d’irréductible dans la mesure où elle a pu être suscitée par l’Esprit même de Dieu » ?[130]

           

         c. Le caractère relationnel et le réel comme exigence

 

Plutôt qu’un Dieu détaché de sa création l’exégèse donne à voir un Dieu en relation avec l’humain. Cette dimension relationnelle prend sa signification la plus pratique dans la dimension dialogale. Transcrit dans la sphère du discours religieux, cette dimension se présente comme une des conditions d’un accès à l’universel[131]. L’analogie entre pluralisme linguistique et pluralisme religieux invite à désabsolutiser les langues hégémoniques, de la même manière que les religions sont appelées à accepter « les conséquences de [leur] historicité »[132]. La dimension relationnelle fait craindre aux parties dominantes une relativisation de leur hégémonie, mais elle n’est qu’un rappel du réel, non seulement condition de la paix – fondée sur la justice –, mais aussi exigence de voir le réel tel qu’il est, et non tel que les parties dominantes le voudraient voir.

 

         d. Le multiple contre l’idolâtrie

 

            Le multiple se donne à connaître comme la volonté divine. Dieu ne saurait, en effet, condamner la pluralité des langues : « Il ne condamne pas la pluralité des langues et donc des cultures, car celle-ci est plutôt un retour à la condition originelle voulue par Dieu. »[133]. Le multiple est un mode d’expression de l’Un, que ce soit à travers la nature, mais aussi, de manière particulière, au travers de l’humain. Dieu ne veut pas être idolâtré, c’est-à-dire fétichisé comme Un. Cela ne contrevient pas au Shema Israel (Dt 6,4) Si Dieu exige qu’un culte soit rendu à lui seul (Ex 20,3), il proscrit aussi toute forme d’idolâtrie. La question, dès lors, est de savoir si l’idolâtrie tient à adorer une autre puissance – ou supposée telle – que Dieu, ou s’il y a un mode d’adoration – l’idolâtrie – qui est proscrit par Dieu, quand bien même il en serait le destinataire. Nous voyons dans le V'ahavta[134] qui suit immédiatement le Shema une indication de la manière dont Dieu s’attend à être adoré : « tu aimeras ». Certes, le verset Dt 6,5 se poursuit par « de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute à force », ce « tout » invite à nouveau l’idée d’absolu, mais ce verset est, de fait, un appel à ce que chacun, dans son intégrité et dans son entièreté, aime Dieu. Idolâtrer Dieu reviendrait à adorer Dieu sur le mode de l’un, en renonçant à son cœur, à son âme, à sa force. Tout au contraire, c’est dans la multiplicité des cœurs, des âmes et des forces que Dieu appelle à ce qu’un culte lui soit rendu. L’analyse de Patrick Sauzet, en ajoutant la dimension sacrificielle, invite à voir comment cette humanité est, quant à elle, tentée de se sacrifier à elle-même, quitte à immoler l’œuvre du Créateur. Contre cette aspiration absolutiste, Dieu se fait connaître comme une puissance capable de s’autolimiter.

La théologie des religions offre une valorisation particulièrement nette du multiple. C’est notamment le cas chez Claude Geffré dont l’exégèse théologique de Babel et de Pentecôte recoupe celles exposées précédemment. Geffré a alors des accents très proches de la sociolinguistique occitane : « Ce que condamne Dieu, c’est une unicité linguistique qui aurait l’ambition idolâtrique de substituer au Dieu unique une humanité monolithique qui se ferait elle-même Dieu. »[135] L’exégèse de Claude Geffré ainsi resituée dans le contexte de son engagement et de son œuvre théologique au service de la Parole, au travers de la théologie interreligieuse, nous pouvons y lire une théologie du pluralisme linguistique d’autant plus vivifiante et réconfortante qu’elle est ancrée dans l’Écriture : « On a toujours interprété la dispersion des langues comme un châtiment en réponse à l’orgueil des hommes qui ont voulu édifier une tour unique qui soit comme la rivale de l’unicité de Dieu. »[136]  À l’unicité de Dieu ne peut pas répondre une unicité linguistique. Les forces d’homogénéisation sont foncièrement idolâtre, c’est-à-dire qu’elles cherchent à opérer une réduction de Dieu. Sacrifier le multiple, ce n’est pas adorer Dieu.  Et Dieu ne saurait être invoqué pour condamner le multiple. L’unicité de Dieu n’est pas en cause. Dieu est Un. Mais Dieu ne veut pas être adoré comme une idole. Il peut être adoré dans, et par le multiple, au travers de la figure ô combien particulière de Jésus de Nazareth.

 

         e. Incarnation et histoire

 

« Le Dieu de la Bible bénit le multiple, comme il bénit la condition humaine en tant qu’historique et charnelle. »[137] Que dire après une affirmation qui résume à la perfection tout ce que cette étude prétend vouloir dire ? On pourrait s’arrêter là. Cette valorisation de la diversité se fait toutefois par « la singularisation complète de l’universalisme en la personne de Jésus »[138] Dieu se donne à voir de manière singulière en Jésus, tandis qu’il s’est fait, et se fait connaître, dans l’histoire. Si le multiple est un mode d’expression de l’Un dans l’histoire, ou par la création, il ne se fait pas connaître comme le multiple : il se donne à voir dans le particulier, un particulier qui par son importance n’est pas une illustration de l’universel – l’incarnation n’est pas un avatar –, mais bien davantage la marque que l’universel doit être compris à partir de ce particulier. C’est en ce sens que Jésus-Christ est bien le concretissimum universale et non pas l’universel concrétisé. L’universel n’invente pas un concret ni n’annule le concret, mais, par l’incarnation, chaque personne, chaque expression unique et singulière du concret, est uni au Christ. L’universel compris au travers de ce rassemblement des personnes n’est pas une fusion du concret au creuset de l’universel, mais apparaît davantage comme l’adoubement de ce concret qu’est la personne humaine, « élevé jusqu’à l’unité »[139].

Notons en outre que Claude Geffré tire argument du pluralisme linguistique pour justifier, au sens plein et théologique, le pluralisme religieux : « Si la pluralité des langues et des cultures est bénie par Dieu, ne faut-il pas dire aussi que la pluralité des traditions religieuses est reconnue et même voulue par Dieu ? »[140] Le théologien étend même son exégèse aux cultures : « Avec l’effusion de l’Esprit du Ressuscité à la Pentecôte, il est permis de penser que la pluralité des langues et des cultures est nécessaire pour traduire la richesse du Mystère de Dieu. »[141] L’introduction ici de la notion de mystère nous conduira à nous examiner la question plus particulièrement depuis la théologie protestante.

 

            f. L’universel et la loi d’amour

 

Les récits de la Table des peuples et de la Tour de Babel sont encadrés par deux événements où la relation de Dieu avec l’humain a une portée universelle, à savoir l’alliance faite avec Noé (Gn 9) et la vocation d’Abraham (Gn 12). La question de l’universel est accompagnée de limites : « On peut voir dans la réalisation avortée de la Tour de Babel une critique d’une fausse conception de l’universel. Israël doit se garder de réaliser l’universel par la conquête et par l’hégémonie. »[142] L’encadrement par la Table des peuples et la Tour de Babel inscrit ainsi ces récits dans une logique historique et théologique, « l’universalisme toujours plus explicite de la loi d’amour »[143]  dont l’incarnation est la manifestation parfaite.

 

            g. Pluralisme linguistique et pluralisme religieux

 

Le rapprochement entre les questions du pluralisme linguistique et du pluralisme religieux[144] donnerait presque à considérer la question des langues comme un non-problème du point de vue théologique. À ceci près que, comme nous l’avons vu à l’occasion de l’exégèse théologique de la Table des peuples, le pluralisme linguistique jouit d’une justification scripturaire dont ne bénéficie pas le pluralisme religieux. Quel lien notre exégèse théologique nous permet-elle d’établir entre la diversité des langues et le pluralisme religieux ? La dispersion des religions pourrait-elle être la conséquence de la confusio linguarum comme il en est de la dispersion des peuples ? André Gounelle nous rappelle que Karl Barth lui-même fait le lien entre Babel et la religion : « Barth voit dans la religion un essai de l’être humain pour mettre la main sur Dieu, pour s’emparer de lui et le domestiquer au lieu de se soumettre à lui et de le servir, pour se l’imaginer au lieu d’écouter sa parole, pour se rendre juste au lieu de se reconnaître pécheur. La tour de Babel pourrait symboliser la religion : ses constructeurs veulent monter par leurs propres moyens jusqu’au ciel, alors que la Bible nous apprend que Dieu descend parmi les êtres humains. »[145] De ce point de vue, le pluralisme religieux ou linguistique est une invitation à méditer l’unicité de Dieu plutôt de le construire à partir d’une conception toute humaine de l’un. Geffré le dit en des termes annonciateurs : « Les théologiens devront de plus en plus endurer intellectuellement l’énigme d’une pluralité de traditions religieuses dans leur différence irréductible. »[146] Il faut être conscient de cette distinction, un des nombreux distinguos rendus possible par le rapprochement entre les problématiques du pluralisme linguistique et celles du pluralisme religieux : la grande diversité des langues et la variation linguistique n’ont pas à endurer théologiquement l’énigme de leur pluralité et de leur différence irréductible. Ces dernières sont voulues pas Dieu et trouvent une justification scripturaire dont les traditions religieuses, parfois peu tendres à l’encontre du pluralisme linguistique, elles-mêmes ne bénéficient pas. L’existence des langues dans ce qu’elles ont de plus irréductible, et de plus irréductiblement soumis à la variation, se laisse harmoniser avec une théologie de la création soucieuse de combattre le chaos[147], d’engager l’histoire humaine, et de contribuer à la création d’un nouveau monde ou d’un monde sans cesse renouvelé. Les traditions religieuses se trouvent quant à elles confrontées au mystère de leur pluralité, à la question de leur contingence et de leur historicité. 

 

i. La théologie peut-elle rendre compte d’une telle question ?      

 

Vue depuis la théologie des religions, la question du pluralisme linguistique semble d’une simplicité et d’une clarté enviable. Tout d’abord, et ce n’est pas le moindre des avantages, le pluralisme linguistique bénéficie d’une justification scripturaire dont le manque se fait cruellement sentir quand il s’agit de traiter du pluralisme religieux.  C’est en tout cas le jugement de Claude Geffré, que son expérience et sa pratique du discours interreligieux nous obligent à prêter l’oreille : « Nous aurons bien du mal à trouver dans la Bible une réponse à la question de la pluralité des religions. »[148] Si nous nous répétons ici, c’est que subsidiairement la question pourrait-être : est-il possible de traiter de la question des langues minorisées à partir la théologie protestante ? À cet égard, avancer une justification scripturaire semble, à première vue, un atout en théologie protestante, même si cette dernière a fait justice de la notion de scriptura sola[149].

Ce qui pouvait sembler une deuxième pierre d’achoppement, c’était le risque de verser dans la théologie naturelle en cherchant à identifier trop clairement dans les langues minorisées un lieu de l’action de Dieu. On trouve une trace d’hésitations similaires dans le distinguo déjà évoqué en introduction entre « substance catholique et principe protestant »[150]. Geffré sait grâce à Tillich, comme théologien de la culture[151], d’être à mi-chemin entre théologie catholique et théologie protestante : « Que ce soit dans la Dogmatik de 1925, dans les Lectures qui suivirent son séminaire avec Mircea Eliade, [Tillich] ne cesse de méditer sur le christianisme comme religion non absolue qui témoigne cependant en même temps de la révélation finale. Il est permis d’affirmer la résonance catholique de sa théologie dans la mesure où il se tient à égale distance de l’hubris de la théologie dialectique et du néo-libéralisme qui est prêt à sacrifier la norme christologique pour faciliter le dialogue interreligieux. »[152] Geffré reprend à son compte les mots de l’ancien assistant de Tillich qui voyait en lui « le plus « catholique » des théologiens protestants »[153]. Faut-il, quand on considère les langues minorisées, parler de théologie naturelle ou de théologie de l’histoire, en pensant à la phrase par laquelle Claude Geffré résume la thèse du théologien catholique Edward Schillebeeckx : « Dieu ne cesse de se raconter dans l’histoire. »[154] ? De fait, les questions que se sont posées des théologiens catholiques comme Edward Schillebeeckx, Jacques Dupuis ou Claude Geffré, concernant le pluralisme religieux, ne semblent pas s’imposer aussi au pluralisme linguistique. Quand ils se demandent « si ce pluralisme de fait ne nous renvoie pas à un pluralisme de principe ou de droit qui relève du dessein mystérieux de Dieu »[155], dans le cas précis du pluralisme linguistique, l’Écriture répond. Elle répond en faveur d’un pluralisme linguistique de jure comme évoqué précédemment[156]. Le point de jonction pourrait-il se faire si, dans le prolongement des langues, on considère les cultures, et, à partir des cultures, les religions ? Claude Geffré lie, en tout cas, cultures et religions, les plaçant toutes deux sous le signe de l’ambigüité[157]. L’ambigüité, associée couramment au langage, ne vaut pas scripturairement pour les langues. Il ne faut pas importer dans le récit biblique ce qui relève d’autres récits de création : « Les récits bibliques ne précisent pas un don de la langue à l’homme. […] Dans Atrahasis, le langage apparaît comme un don ambigu que les dieux ont conféré aux hommes. »[158] L’ambigüité ou l’ambivalence est peut-être à rechercher au travers d’autres notions qu’uniquement le langage, l’un et le multiple ou encore l’autre et le même. C’est ce que nous explorerons après avoir étudié les rapports entre langage, langues et la Parole.

II. Langage et théologie : Relation entre la Parole et les langues

           

Si les langues trouvent leur origine en Babel, la langue primordiale, quant à elle, trouve son origine en Dieu. Robert W. Jenson demande ainsi comment le langage débute : « Comment s’amorce notre discours ? La parole présuppose le langage, mais le langage suppose la parole ; selon toute vraisemblance, il doit y avoir un premier Orateur, dans le discours duquel la distinction entre la parole et le langage n’a pas cours. »[159] Ce questionnement maintient toutefois deux éléments du fantasme des origines : la généalogie prétend remonter ici au créateur lui-même, et, ce faisant, le raisonnement substitue aux langues la notion de langage. Or, la langue unique et commune aux animaux, aux humains et à Dieu, n’est qu’un implicite du texte biblique. Ce qui est premier est bien davantage la Parole que le langage. Sur la base de la révélation le mode d’expression de Dieu n’est, en effet, ni l’Un, ni le Multiple, ni même le langage, mais bien la Parole. La quête d’immédiateté qui sous-tend la recherche d’un langage unique, primordial, se heurte à l’Incarnation qui est l’expression particulière, dans le temps et dans l’espace, de la Parole. Le statut théologique des langues se pose dans le cadre de cette relation fondamentale. Elles ne sont pas ici subordonnées à la notion de langage ni à celle d’une éventuelle hiérarchie qui rapprocherait le langage de Dieu, et qui en éloignerait les parlers locaux. Les généalogies prétendent moins dire quelque chose du passé que pointer vers ce présent absolu, incarné dans l’homme de Galilée.

 

Nous nous demanderons dans un premier temps quel est le statut théologique des langues eu égard à la Parole, avant d’examiner comment les langues sont rattachées par certains théologiens davantage à telle ou telle personne de la Trinité. Enfin nous nous demanderons comment décrire la relation entre langues et Parole à partir de trois types de relations, d’abord la relation, au sein de la Trinité, entre les différentes personnes divines, ensuite la communion comme relation à laquelle les humains sont appelés entre eux, enfin la relation entre Dieu et les humains.

 

A. Le statut théologique des langues eu égard à la Parole

 

            Thomas d’Aquin est le représentant d’une certaine ambiguïté à l’encontre des langues : d’un côté l’argumentation liée au don des langues[160] réduit ses dernières au rang de moyens, de l’autre les langues bénéficient d’un certain statut théologique en ce que Dieu aurait pu faire que tout le monde comprenne la langue des apôtres, au lieu de quoi il a choisi que les apôtres parlent toutes les langues. Les langues trouvent ici une justification et donc une valorisation comme un élément de médiation. L’argumentation de Thomas anticipe ainsi l’interrogation de Calvin[161]. Dieu n’a pas fait fi des dialectes, pas plus qu’il n’a souhaité rendre sa victoire évidente. Mais l’argumentation du docteur angélique se fait à la faveur d’une réduction des langues à leur nature d’outil de communication. Les langues n’ont pas été escamotées, mais ce qui fut fait au travers des langues pouvait sans aucun doute l’être au travers d’une seule, une langue transmettant un simple message. C’est cette conception des langues qui est à l’œuvre chez les opposants de la diversité linguistique, lesquels arguent que la langue est un simple outil de communication.

            La valorisation de la diversité linguistique n’en est pas moins nette dans l’argumentation thomasienne : les langues sont un remède à l’idolâtrie[162], laquelle est associée à Babel (Gn 11,7). Si le don des langues n’est plus manifeste de nos jours c’est – Thomas reprend ici Augustin – que l’Église désormais les parle toutes[163]. Ce pan de l’argumentation de Thomas souligne particulièrement l’importance de comprendre la langue de l’autre. Ainsi, ce n’est pas tant que les apôtres aient pu se faire comprendre de tous, mais qu’eux-mêmes aient compris au plus près la langue du prochain : « Cela ressortissait à la perfection de leur science, d’être capables non seulement de s’exprimer en n’importe quelle langue, mais encore de pouvoir comprendre ce que les autres leur disaient. »[164] En suivant l’argumentation de Thomas, il convient donc d’ajouter que la Pentecôte, c’est aussi le choix non pas de faire comprendre une langue unique, fût-ce celles des apôtres, mais bien le choix d’une intelligence universelle des dialectes par les apôtres.

Lorsque Thomas compare la glossolalie et le don de la prophétie, s’interrogeant sur lequel des deux charismes l’emporte, il suppose une supériorité de la prophétie sur la base de deux critères qui sous-tendent une compréhension ambivalente, mais globalement positive, du langage. Tout d’abord, la prophétie est univoque[165], donc le langage reste le lieu de l’ambigüité. Ensuite, le fait que la glossolalie ne relève ni de l’intercompréhension humaine ni de l’utilité[166] n’est pas mis à son crédit. L’intelligence et l’utilité, loin d’être une marque d’infériorité, est présenté comme des arguments en faveur de la prophétie. Seraient-elles aussi des arguments en faveur du langage ? C’est ce que Thomas laisse entendre : « L’homme par le don de la prophétie, est ordonné à Dieu selon l’Esprit, ce qui est plus noble que de lui être ordonné par le langage seulement. »[167] L’humain est bien ordonné à Dieu par le langage, mais il l’est à un degré inférieur que s’il l’était par l’Esprit. Il ne s’agit pas ici d’obtenir pour le langage un statut plus large que celui d’outil de communication. Au contraire. La prophétie est jugée supérieure à la glossolalie parce qu’elle « parle aux hommes ». L’ordonnancement à Dieu dans la prophétie tient à ce que, par cette dernière l’Esprit tourne l’humain « vers Dieu et le prochain ». Mais qu’en est-il de cet ordonnancement par le langage, certes moins parfait, que Thomas invite, incidemment, à nous interroger ?

 

B. L’ordonnancement des langues à Dieu

 

            La perfection de la prophétie tient chez Thomas à deux éléments : le moteur de la médiation et son orientation. L’implicite est que seul l’Esprit peut parfaitement oritenter l’humain vers Dieu et le prochain. Un statut théologique des langues pourrait, selon cette logique, être évalué à raison d’une action particulière de l’Esprit au travers des langues et de l’orientation de ces dernières vers Dieu au service du prochain. D’un autre côté, le récit de la Pentecôte donne déjà à voir les langues comme provenant de Dieu. Elles y sont déjà décrites comme découlant de l’Esprit.  L’intelligence et l’utilité décrite par Thomas met ici en place les conditions de l’édification de l’Église, laquelle peut se comprendre comme orientée vers Dieu et vers le prochain. L’ambigüité du langage n’est pas ici de mise, alors même que s’y ajoute la pluralité des langues. Alors que la prophétie procède au rétablissement de l’immédiateté, dans le cas de la Pentecôte le langage semble bien conserver quelque chose de sa médiation. Le temps de la Pentecôte les personnes présentes sont ordonnées à Dieu selon l’Esprit dans le langage d’une manière qui n’est pas la prophétie.

 

            Distinction entre Logos et langage

 

            Le Logos, « automanifestation de Dieu aussi bien dans l’univers que dans l’histoire »[168], est un rappel que Dieu se manifeste toujours dans l’espace et dans le temps nécessairement par la voie du particularisme et que toute tentative de faire se manifester Dieu sous la forme d’un absolu ou d’une abstraction relève de l’idolâtrie. Le prologue du quatrième évangile proclame : la Parole était Dieu[169]. Le terme de Parole rappelle que Dieu est un Dieu personnel. Sa Parole est un usage personnel. À travers le mot Logos, la théologie renvoie ainsi au Christ. Le terme ne saurait donc être compris, dans un contexte chrétien, comme « le langage était Dieu ». Là encore la notion de langage est absente. La Parole n’est pas, par exemple, un usage personnel au sens où il se détacherait d’un langage compris comme faculté innée de communication d’une espèce, typiquement l’humain. Il n’est pas davantage l’usage personnel d’une langue, laquelle s’acquiert et se pratique. Tout au plus, si l’on garde à l’esprit, en revanche, que le Logos pointe vers l’Incarnation, la notion de Logos s’harmoniserait avec celle d’une grammaire universelle (UG), appelée de tout temps à prendre forme dans une réalité concrète. L’analogie soulignerait que la manifestation du Logos ne peut se faire que dans le temps et l’espace.

Tout d’abord, notons, en effet, que cette automanifestation passe notamment par la singularité d’un langage, celui de l’auteur du quatrième évangile. L’indicibilité de Dieu s’inscrit dans une tension entre le besoin pour l’évangéliste d’inventer son propre langage et la nécessité du recours à la langue commune. On retrouve dans cette polarité quelque chose de la distinction entre ce que Saussure nomme « la force d’intercourse et l’esprit de clocher »[170]. Saussure appelle force d’intercourse ce qui « oblige les hommes à communiquer entre eux »[171]. Elle se présente comme « un principe unifiant »[172] : les échanges humains conduisent à l’homogénéisation de la langue au détriment des parlers. L’esprit de clocher est le principe inverse : s’il n’était contrarié par la force d’intercourse, il « créer[ait] en matière de langage des particularités allant à l’infini »[173]. Saussure ne le mentionne pas, mais on pourrait formuler une remarque inverse : si elle n'était contrariée par l’esprit de clocher, la force d’intercourse créerait en matière de langage une unité sans trace de ce qui a été unifié. C’est ainsi que Jules Ronjat a pu dire de la langue commune ou koinè qu’elle est une « monnaie de change sans empreinte et qui a cours partout » [174]. D’une manière similaire, la langue johannique reflète l’élément particulariste d’une théologie ou d’une école, l’école johannique, dans le même temps où elle s’exprime dans la koinè que représente le grec postclassique. L’extension et la cohésion de la langue théologique est ici permise par une clé de décodage présentée dans le prologue de l’évangile (Jn 1,1-18) : « Le prédiscours est un instrument de contrôle du décodage. Il dirige la lecture, défend le texte contre l’incompréhension et les interprétations erronées. »[175] Zumstein resitue ainsi le prologue à un « niveau métalinguistique »[176], lequel vise à mettre en place « le cadre herméneutique dans lequel cette histoire doit être lue »[177]. De même que nous avions insisté en introduction sur le fait variationnel, nous pouvons souligner ici la tendance du langage à se singulariser, non seulement dans les parlers, mais aussi dans la parole, en l’occurrence l’usage particulier que l’auteur de l’évangile de Jean fait de la langue.

L’herméneutique n’a jamais affaire à une langue désincarnée, détachée du contexte d’énonciation. La langue n’est pas une langue de pure intellection précisément dans la mesure où l’intellection doit pourvoir à ce travail de réincarnation, redonner corps au contexte d’énonciation, tout en visant ultimement à proposer un sens renouvelé pour l’époque et le contexte de réception visée. Les langues minorisées, parce qu’elles charrient de particularisme, conservent la trace de de ces deux principes en action, des éléments d’intercourse comme de l’esprit de clocher, fournissent un surplus d’information : comme un manuel d’histoire de la pensée, elles contribuent à rappeler que les énoncés sont astreints à des écoles, à une époque, bref à ses contextes d’énonciation et de réception. Elles auraient même un avantage, c’est qu’à la faveur du préjugé qui les range du côté particulariste du prisme, elles se dénoncent comme relevant de cette incarnation, là où le recours à la notion de langage, détaché des particularités, occulte ces éléments de contexte, quand la koinè n’est pas tout simplement l’imposition d’un « esprit de clocher » se présentant comme langue commune[178].

 Ensuite, le prologue de Jn inscrit la notion de Logos dans une relation avec Dieu. On retrouve la dimension relationnelle déjà décrite, et sur laquelle nous ne revenons que pour détacher tout à fait la notion de Logos de celle de langage compris comme degré d’abstraction vis-à-vis des langues. La relation se situe ici toutefois non plus comme dans les récits de création entre le Créateur et ses créatures, mais entre le Père et le Fils[179]. Il y a bien un degré d’abstraction, puisque le prologue invite à s’interroger sur la relation entre les deux personnes divines, mais, dans le même temps, l’incarnation empêche de situer cette relation comme une relation entre deux abstractions, le divin et le langage, l’Un (le Père) et l’un (le langage). La relation ne saurait être celle entre l’Un et le multiple. Le dogme trinitaire est bien celui du Dieu trine, trois fois un. Tout au plus peut-on retenir que l’incarnation teinte la notion de Logos d’une manière qui empêche d’y voir une proto-langue originelle ou le langage qui pourrait s’abstraire totalement de ses conditions d’énonciations, de toute contingence. Certes la personne divine n’est pas soumise à la contingence, mais dans la mesure où elle souhaite se manifester dans la contingence, il ne convient pas de réintroduire, par l’absolutisation de certaines langues, une prétention quelconque à s’approcher du Logos.

La dimension linguistique est donc induite non pas tant par la notion de Logos que par la relation présentée par Jn 1,1 : « Si quelque chose de Dieu doit être perceptible, c’est sa dimension de Parole. Il en résulte trois conséquences. Tout d’abord, le Dieu du prologue est un Dieu qui se communique. Ensuite il se communique dans un langage articulé. Dès le commencement, Dieu est perçu comme le Logos, c’est-à-dire comme discours, comme interpellation, comme don du sens (et non comme force, comme puissance, comme mystère, etc.). »[180] C’est ce don du sens que nous voudrions retenir ici en lien avec le pluralisme linguistique, particulièrement tel qu’exposé par Zumstein en ce que le don du sens se distingue de la force ou de la puissance d’un côté et du mystère de l’autre.

 

 

         b. Don du sens et langage

 

Le don du sens, intrinsèquement lié à la dimension relationnelle de la Parole, s’accorde assez bien avec une définition de la langue d’intercourse comme une langue où chacun fournit un effort en direction de la langue de l’autre, sans renoncer pour autant tout à fait à sa langue. En aucun cas la dimension relationnelle ne pourrait se satisfaire de l’abandon par une des deux parties de sa langue au profit de la langue d’un autre qui imposerait la sienne. Le don du sens tient donc à ce que l’une des deux parties – à commencer par Dieu – se communique. Le langage articulé ne doit donc pas être compris comme un langage supérieur, plus raffiné que l’autre, mais comme celui qui conserve une trace de celui qui se communique. Ainsi l’exercice de traduction consiste autant à transcrire dans la langue cible que conserver quelque chose de la langue source. Les langues minorisées, notamment celles qui peuvent encore faire l’expérience du fait dialectal, connaissent cette gymnastique qui consiste à se faire entendre et à se retrouver avec son interlocuteur en un lieu médian. Considérer les langues à ce niveau, celui de la sociolinguistique, n’est donc pas regretter ce qui serait leur défaut d’abstraction ou leur ambigüité, mais recouper le débat sur ce qui constitue l’objectivité de l’objectivité revendiquée ou de la subjectivité assumée et exposée. En théologie protestante, la rencontre en un point médian entre un Dieu qui se communique et l’humanité s’accommode mal de l’idée d’un effort, même asymétrique, entre les deux parties en présence. Le point médian est bien le Logos, Jésus-Christ, en lequel Dieu non seulement se communique, mais porte l’humanité au point médian.

Dans ce contexte du don du sens, la réflexion sur l’ambigüité du langage semble d’abord être le statut du langage, et corollairement des langues, comme médiation. Tandis que Dieu se communique par la Parole, certaines théories du langage ont davantage insisté sur l’inadéquation fondamentale du langage à rendre compte de Dieu. C’est singulièrement le cas d’Augustin, qui soulignait l’ambiguïté fondamentale du langage au point de le critiquer comme moyen d’enseignement[181].  Plus récemment Eberhard Jüngel a traité moins de l’inadéquation du langage qu’il n’a resitué le problème en lien avec la dialectique de la présence et de l’absence de Dieu : la question générale de la théologie tient au rapport que Dieu entretient avec le langage humain, c’est-à-dire « la relation du langage humain à un Dieu qui doit être considéré, s’il parle, comme celui parlant à partir de soi »[182] La Parole de Dieu est à la fois quelque chose d’irréductible au langage humain et qui pourtant choisit de s’exprimer au travers du langage humain. Jüngel reformule ainsi cette dialectique qui est aussi bien celle du voilement et du dévoilement : « Jusqu’à quel point peut-on affirmer du langage humain qu’il fait accéder Dieu au langage ? »[183] La question, dans le prolongement de notre recherche, pourrait être de réintroduire ici la notion de pluralisme, et en tout cas, fort du témoignage scripturaire, de récuser un voilement qui serait mis au compte du pluralisme linguistique. L’ordonnancement des langues à Dieu et, par conséquence, leur statut théologique tient donc tout à fait à s’interroger sur les rapports entre le Logos et le Fils, autrement dit à aborder l’économie du Verbe et de l’Incarnation[184]. Cette tentative de distinguer le Logos et le Fils se rencontre notamment dans la sphère de la théologie des religions afin de rendre compte du pluralisme religieux. Si le Logos, comme le Christ, s’est manifesté en Jésus de Nazareth de manière unique et centrale, il ne lui est pas interdit de se manifester encore et ailleurs. La communicabilité de Dieu serait susceptible de prendre d’autres formes, sans renier pour autant l’événement unique Jésus-Christ. Tandis que Jésus-Christ est la Parole de Dieu, une Parole de Dieu peut néanmoins se faire entendre notamment dans d’autres religions. La théologie des religions peut ainsi trouver une voie de résolution à un pluralisme qui ne trouve pas de justification scripturaire directe. En comparaison, le pluralisme linguistique se satisferait de la parfaite adéquation entre le Logos et le Fils, du Verbe incarné en un homme bien particulier, et en un pluralisme linguistique qui non seulement laisse entendre la Parole de Dieu, mais est préparé par lui – si l’on veut voir dans le choix des Douze une préfiguration de la Pentecôte. Dans cette logique, nous conclurions ici à un statut théologique des langues comme étroitement associées à la Parole, matériellement, factuellement, participant au dévoilement (le don du sens) davantage qu’au voilement, tandis que nous verrions dans la réflexion philosophique sur le langage une tendance davantage métaphysique, une approche plus spéculative qu’en lien avec la révélation.

 

            c. L’Esprit

           

Si nous espérons avoir ainsi montré que les langues pouvaient être rattachées aussi bien au Père, Créateur en cela qu’il se communique, qu’au Fils, Logos en ce qu’il est don du sens, la troisième personne de la Trinité est plus spontanément pressentie par les théologiens comme la personne de choix en lien avec les langues dans leur dimension pluraliste. Les théologiens s’en remettent au témoignage scripturaire. Nous retrouverons donc ici la notion du don des langues. Alors que le Logos conduit à s’interroger sur les relations entre le Père et le Fils, l’Esprit se présente davantage comme la « dimension animatrice »[185] qui agit au niveau de la personne humaine, mais aussi des relations entre personnes humaines. C’est ce que fait ressortir Amos Yong lorsqu’il décrit un Esprit qui coordonne dimension personnelle et dimension interpersonnelle. Alors que nous avons souligné combien les langues – et non la seule notion de langage – avaient à voir avec les deux premières personnes de la Trinité, la notion de « langues » trouve une résonance particulière quand on parle de dimensions personnelles et interpersonnelles. Afin d’explorer les liens entre langues et Esprit, nous reprenons les trois paradigmes proposés par Amos Yong pour analyser la troisième personne de la Trinité présentée comme personnaliste, naturaliste et pluraliste[186]. Nous abordons le personnaliste au travers de la notion paulinienne de charisme ; le naturaliste à travers la notion d’organe formateur de la pensée ; et enfin, le pluraliste à travers de la notion d’effusion. 

 

         1. L’Esprit personnaliste : les charismes

 

Si l’Esprit se donne à connaître comme force animatrice, ordonnant la conscience de soi aux relations interpersonnelles[187], ce qui peut être traduit par le fait que l’Esprit oriente vers les autres et que la connaissance de soi passe par la connaissance de Dieu, Paul est allé jusqu’à décrire précisément le mode d’action de Dieu à travers l’humain. L’apôtre a recourt, pour ce faire, à la notion de charisme. L’articulation entre l’un et le multiple se fait ici sous la forme du divers et du même : « Il y a diversité des dons de la grâce [διαιρέσεις χαρισμάτων], mais c’est le même Esprit [τὸ δὲ αὐτὸ Πνεῦμα] ; diversité de ministères [διαιρέσεις διακονιῶν], mais c’est le même Seigneur [ὁ αὐτὸς Κύριος] ; diversité de modes d’action, mais c’est le même Dieu qui, en tous, met tout en œuvre. » (1 Co 12,4-6). Le recours à la notion de charisme est ainsi l’occasion d’une articulation entre la diversité (διαίρεσις) de la mise en œuvre et le même, le maître d’œuvre. Le verbe ἐνεργέω (être à l’œuvre) rappelle la finalité dernière de l’action divine, l’οἰκοδομή (l’édification). Le don des langues, la diversité des dons, ne sont pas une fin en soi, mais un moyen. Le multiple n’est pas le mode d’expression de l’un, mais un mode possible d’expression de l’un parmi d’autres. Toutefois, s’agissant de l’action divine, il y a adéquation entre le fond et la forme, et le recours à la diversité est à souligner autant que la célébration du charisme et du ministère. La notion de διαίρεσις signifie tout aussi bien division, distribution, différence[188]. Le mot récapitule ainsi : 1° la division au sens où nous l’avons vue en Gn 10-11 comme organisation de la création ; 2° l’action distributive ; 3° la valorisation de la différence. La dimension distributive qui résume le mieux la notion apparaît dès lors autant comme un mode d’action de l’Esprit que comme une expression de la justice distributive, sinon sa célébration. Cette triade qui rend la notion paulinienne s’harmonise, là aussi, avec une conception d’une grammaire universelle (UG). Le même trouve non seulement à s’exprimer par la variation, mais donne aussi à voir, dans la variation, un reflet de la justice que nous sommes appelés à construire. La langue, par et dans sa diversité, est une préfiguration du monde à édifier.

 

         2. L’Esprit naturaliste : l’organe formateur de la pensée

 

Amos Yong décrit, à travers le second paradigme proposé, l’Esprit tel qu’une approche naturaliste peut le concevoir. Le théologien décrit l’approche naturaliste comme moniste[189], et la rattache à la révolution cartésienne. Cette logique apparaît comme réductionniste en ce que la diversité célébrée au travers de l’Esprit personnaliste devient, par l’approche naturaliste, la manifestation de phénomènes, voire de simples épiphénomènes. Quelque chose est perdu, et il convient de s’interroger sur le coût d’une telle réduction, comme le fait Yong : « Le prix d’un tel naturalisme est-il justifié si, finalement, les nombreux esprits ne sont tout au plus que des épiphénomènes, réductibles aux machinations du monde matériel ? »[190] Le rapport entre l’Esprit naturaliste et les langues évoque sensiblement la notion humboldtienne de la langue dont la fonction est d’être « l’organe qui donne forme au contenu de la pensée »[191]. Cette approche rationaliste est ambigüe. Sur un plan théologique elle verse dans le spéculatif en cherchant à préciser de manière quasi mécanique le lien entre, d’un côté, les productions de l’esprit humain et l’Esprit Saint, et, de l’autre, l’interaction éventuelle entre les deux. En revanche, du point de vue des langues minorisées, le propos humboldtien tend à soutenir le bienfondé de la diversité. Le corollaire de la définition humbodltienne est, en effet, que « l’essence du langage consiste à verser la matière du monde phénoménal sous la forme de pensées. »[192] La tentative réductionniste est prise à revers : ce qui était épiphénomène réductible à une règle de science supérieure devient phénomène, objet de science et digne de science. Cette idée d’une médiation du langage et de son organisation de la perception pourrait s’étendre, dans un deuxième temps, au récit, et plus largement à la sémiotique. La diversité linguistique, en elle-même, rend compte d’un système de signification plus large que les messages dont elle est porteuse. On trouve un écho de cet élargissement de la sociolinguistique à la sémiotique en théologie. Les théologies de la libération et, plus récemment les théologies contextuelles, ont souligné le besoin de récits ancrés dans des réalités et des traditions différentes : « La théologie de la libération a ainsi mis en évidence des thèmes négligés dans la tradition chrétienne dominante. Il a été important de récupérer des ‘histoires alternatives’, qu’elles soient négligées ou enterrées. »[193] L’approche naturaliste de l’Esprit, dans son expression la plus compatible avec la théologie, tendrait donc à confirmer un statut théologique des langues comme phénomène où se manifeste l’Esprit, mais aussi comme phénomène qui permet de penser l’Esprit, ou mieux comme un phénomène dans lequel l’Esprit affleure à l’esprit humain. Tout appauvrissement de la diversité devient une occasion perdue de se réjouir d’une manifestation de l’Esprit.

 

         3. L’Esprit pluraliste : l’effusion

 

Amos Yong rapproche le paradigme naturaliste du thème du désenchantement du monde[194]. Une pneumatologie pluraliste serait, par symétrie, celle du réenchantement du monde. Pour notre part, nous avons vu que la dimension personnaliste de l’Esprit pouvait ne pas être celle d’une cosmologie personnaliste, mais bien celle de l’articulation entre dignité personnelle, les relations interpersonnelles, et une préfiguration de la justice distributive. Nous avons aussi vu qu’une dimension naturaliste de l’Esprit, avec toutes ses limites, pouvait renverser le biais réductionniste. La dimension pluraliste devrait, quant à elle, être l’expression de l’Esprit dans sa plénitude, dans sa surabondance. En cela, la dimension réductionniste tire les conséquences du renversement réductionniste. Nous avons choisi de parler d’effusion, terme qui permet de faire le lien entre Babel (confusio/ σύγχυσις) et l’effusion de la Pentecôte. En accord avec le sens premier d’effusion – le fait de répandre un liquide – le paradigme pluraliste est celui d’une plus grande fluidité : « Le pluralisme contemporain accentue ainsi la façon dont divers cadres culturels et linguistiques fonctionnent pour permettre à leurs adhérents d'imaginer, de s'engager et d'interagir avec un monde rempli d'Esprit. »[195] Ce modèle n’est pas uniquement cosmique, mais trouve à s’exprimer au niveau local, dans la cité. Il a une traduction concrète et une prétention à s’ériger comme modèle de vivre ensemble. Cette dimension, qui est aussi celle du pluralisme de l’Esprit, réintroduit d’ailleurs un degré de naturalisme, dans lequel les langues peuvent trouver leur place. Dans ce contexte, transcendance et immanence se mêlent dans une logique panenthéiste. Les langues, à la croisée du spirituel et du contingent, incarnent, au plus intime de l’expérience humaine, la dimension spirituelle du réel. Vouloir réduire la diversité et le jeu de la variation linguistique revient ici à refuser une expérience fondamentale de cette confusion/effusion qui réplique dans l’intime de la personne humaine le tissu ou le process cosmologique.

            On le voit : considérer les langues du point de vue de leur matérialité, de leur expression dans le temps, de leur tendance à varier sans cesse, n’est pas une divagation hors du champ de l’abstraction, mais au contraire une incursion dans le monde de la division créatrice, de la justice distributive, de l’accueil de la différence. Dans cette logique, les langues sont, au plus intime de l’expérience humaine, ordonnées à Dieu en ce qu’elles peuvent permettre à ses créatures de faire l’expérience autant du monde à construire que réaliser en quoi ce monde à venir n’est pas une construction figée et définitive, mais déjà fondamentalement inscrite dans le tissu cosmique. Les langues, et particulièrement les langues minorisées, expriment donc bien quelque chose de ce monde en faisant entendre la possibilité d’une communication qui maintient le divers, ne présuppose pas la réduction ou l’effacement de la différence. Cette possibilité appelle chacun non à échanger un message désincarné, mais autant à se communiquer qu’à accueillir celui qui se communique.


 

III. Universalisme ou communion ?

           

            La valorisation de la diversité linguistique n’a pas seulement une traduction ecclésiologique, celle d’une Église qui devrait à son tour encourager et valoriser la réalité, la diversité des langues dans ce qu’elles ont de plus particulier, constitue l’expérience fondatrice, celle où l’Église a pu se saisir elle-même comme réalité. Nous avons vu, en effet, à l’occasion de notre exégèse théologique d’Ac 2, que la réalité de la Pentecôte est expérimentée et vécue à travers le pluralisme et la variation linguistiques.  Amos Yong parle de compréhension interculturelle et de koinonia rendue possible par un même Esprit[196]. La notion de κοινωνία (« communion », « participation ») doit être l’occasion d’écarter une ambiguïté, celle de que l’on doit attendre de ou entendre par ἡ κοινὴ διάλεκτος, laquelle peut être source de davantage d’ambigüité, théologique et linguistiques. La koinè est-elle la langue commune ? Que signifie-t-il pour l’Église d’avoir une langue commune ?

 

            A. Une langue commune ou une conversation commune ?

 

            Le grec postclassique est dénommé koinè en raison de la locution hellénistique : ἡ κοινὴ διάλεκτος, le dialecte commun. Rappeler cela, c’est souligner la dimension dialogique[197] non seulement comme visée de la langue commune, mais aussi comme condition de son élaboration et de sa persistance. C’est écarter, d’emblée, l’idée que la langue commune pourrait être originellement la langue d’une des parties. C’est enfin retrouver la dimension distributive, présente dans la κοινωνία, et que nous avons rencontré dans les notions bibliques de διαίρεσις (division, distribution, différence), διάφορα (Rm 12,6) et de διασπορά (Gn 11). Le préfixe dia- se confronte au préfixe syn- (σύγχυσις, Gn 11) et la notion de fusion, soit expressément comme en Gn 11, soit par la métaphore, celle de l’effusion en Ac 2. Mais si l’action de répandre un liquide est convoquée par la racine χέω, c’est toujours pour écarter tout à fait (l’intensif est une des valeurs des préfixes syn- ou cum-) la fusion ou le fusionnel. On retrouve ici la distinction faite par certaines langues entre mêler et mélanger, entre fusionner et mettre en commun.

            La distinction entre la fusion et la mise en commun trouve une illustration dans l’Église : pourquoi l’Église, fondamentalement plurilingue, et marquée de naissance par la diversité, se trouve-t-elle rattrapée par une conception étroite de l’unité ? Certes, l’Église demeure fondamentalement plurilingue, et l’œuvre de traduction de la Bible sert à la conservation des langues. Mais l’Église ne cède-t-elle pas à la notion de langue de communication et d’une langue commune qui peut être l’imposition d’une des parties ? On retrouve la confusion entre langage et langue, or le didacticien Pierre Escudé rappelle que « les langues servent avant tout à conceptualiser (plus que penser) et à faire (plus que communiquer) »[198].

Les langues, sous la conduite de l’Esprit et à son service, servent à engager le réel. Cet engagement spirituel du réel, de l’ordre de la conceptualisation et de l’action recoupe autant ce que la théologie sait de l’Esprit, qu’il appelle à l’action, mais aussi ce que dit Amos Yong de « l’imagination pneumatologique »[199] : les langues servent à conceptualiser, non pas en dépit de leur variété, mais dans et par leur pluralité même. Cette réalité, qui est aussi la réalité ecclésiale, doit être mise à profit pour manifester l’œuvre de l’Esprit et l’œuvre d’édification à laquelle nous sommes appelés. Le travail de conceptualisation de l’Église se fait, de fait, déjà et depuis toujours dans cette rencontre, dans ce dialogue, dans l’interlangue[200], mais l’Église ne saurait reprendre à son compte 1° le travail d’étanchéification des langues à la faveur des constructions nationales ; 2° la conception d’une hiérarchie des langues sur la base de l’universalité supposée d’une de ces langues ou de sa plus grande disposition à l’abstraction ; 3° ni détourner les yeux du travail d’éradication des langues par la langue dominante souvent devenue la langue d’Églises nationales.

 

            B. L’universalisme

 

Nous utiliserons le terme « universalisme » au sens de doctrine ou idéologie qui voit l’universel comme un idéal à atteindre. Nous lui opposons la notion d’« universel » comme état de fait. L’universalisme encourt le risque d’imposer ses valeurs propres à d’autres cultures en les présentant comme des valeurs ayant vocation à être adoptées par tous uniformément. Nous y voyons, au niveau de l’idéologie, l’équivalent de ce que Pierre Escudé décrit comme le fait de présenter un esprit de clocher comme force d’intercourse[201], de faire passer la langue d’une communauté pour la langue commune par excellence. Nous nous interrogerons sur les conceptions poussent éventuellement l’Église dans le sens de l’universalisme, et en quoi cela est problématique.

 

         1. Conception unitariste

 

Dieu est un. L’Église est-elle une ? L’unité est-il le mode d’être de l’Un ? Le multiple est la manière dont Dieu rencontre l’être humain[202]. Par adéquation entre Dieu et l’Église, ne peut-on pas être tenté de voir dans le multiple la manière par laquelle l’Église, elle aussi, est appelée à rencontrer l’être humain ? Touchant indirectement la visée universaliste de l’Église, la question de l’universalisme a notamment été posée en lien avec la théologie de Paul, d’ailleurs davantage par la philosophie que par la théologie elle-même[203]. Alain Badiou invite ainsi à voir en Paul le fondateur de l’universalisme[204],  la pensée de Paul s’organisant, selon le philosophe, autour des notions de l’un, de l’universel et du particulier, où l’un et l’universel s’opposent au particulier. Michel Quesnel voit en Badiou le tenant d’un des deux courants de lecture philosophique de Paul[205]. Avec Giorgio Agamben Alain Badiou représenterait « le paradigme d’un christianisme universaliste »[206]. L’exégète juge fécond « comme modèle interprétatif de la pensée paulinienne »[207] le couple antithétique unicité-universalité et particularité. Le judaïsme et le paganisme renverraient à une conception du monde où les peuples et les conditions (grec, juif, homme, femme, homme libre, esclave, etc.) se juxtaposent : le multiple est ici l’expression d’un « régime sans Christ »[208]. À ce dernier s’oppose un régime en Christ, un monde où « le particulier a perdu sa légitimité »[209].  L’événement unique Jésus-Christ est unificateur. Michel Quesnel reprend à la suite d’Alain Badiou[210] la notion de singulier : « À la différence du particulier, le singulier fonde l’universel. »[211]

Le souci de cette ligne philosophique est de lutter contre tout relativisme. Il s’agit de conserver à la vérité son caractère unique. Ce souci se double chez Alain Badiou d’une mise en garde contre les implications politiques du relativisme, mais aussi son origine idéologique[212]. Assimiler la réconciliation à la fondation de l’universalisme risque néanmoins d’être une réduction peu satisfaisante du point de vue de la théologie. Le séduisant modèle interprétatif de la pensée paulinienne est inopérant, ou du moins décevant, quand on considère le kérygme. L’incarnation peut-elle être mise en parallèle avec la célébration d’un universalisme homogénéisateur, un universel qui ne porterait plus de trace de l’apport du particulier ? La rhétorique paulinienne, friande de paradoxe, nous conduirait-elle à voir dans l’Incarnation une invitation à la désincarnation, à l’abstraction au nom de l’unicité de la vérité ? C’est oublier qu’à la question de Pilate, « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38), proprement grecque ou romaine, Jésus ne répond pas.

 

         2. Idéalisme, platonisme, absolutisation

 

Le Jésus qui ne répond pas à Pilate a proclamé : « Je suis la vérité ». Cette vérité que le philosophe veut protéger du relativisme a été abandonnée de ses disciples, humiliée, crucifiée. La croix est-elle toutefois le passage du particulier à l’universel, la crucifixion du Galiléen juif diglossique, et la résurrection l’avènement de l’universel ? C’est une lecture bien sûr totalement impossible en théologie chrétienne. Elle est aussi insatisfaisante d’un point de vue philosophique. Célébrer le multiple n’est pas revendiquer pour le particulier des privilèges ou un statut hégémonique. L’introduction de la notion de singularité tient ici davantage de l’astuce. La singularité, dans le camp de l’unique, la particularité, dans le camp du multiple, semble en effet se distinguer uniquement par cette revendication, la prétention de la particularité à une quelconque supériorité sur les autres particularités. De fait, les langues minorisées ­– le multiple qui s’exprime à la Pentecôte – ne sont pas la revendication d’une quelconque hégémonie, mais le refus d’être homogénéisé, annihilé, de ne pas être reconnu précisément comme personne, comme singularité. On dira que l’universalisme chrétien reconnaît justement la personne, le sort des communautarismes étroits, et c’est tant mieux. Mais n’est-ce pas oublier un peu vite que cette libération des communautarismes identitaires doit concerner tous les communautarismes identitaires, y compris ceux majoritaires ? Le récit national, les modèles patriarcaux, la langue imposée sont l’occasion d’autant de communautarismes identitaires, sauf à faire correspondre l’universel au fait majoritaire et le particulier au fait minoritaire. De fait, l’Église est établie à la Pentecôte par la ruaḥ précisément par l’inclusion de toutes les langues, et aujourd’hui encore l’Église s’attache à les parler toutes. C’est en cela, entre autres, qu’elle est catholique et non par une prétention à incarner un quelconque fait majoritaire où la théologie naturelle tend parfois à chercher sa justification.

En dépit de l’apport grec à la pensée de l’Église, malgré la contribution du platonisme à la théologie chrétienne, cette dernière se détache très nettement de la philosophie sur la question de la vérité. À la dimension apologétique d’une philosophie défenseure de la vérité comme absolu répond une théologie qui proclame Dieu crucifié, Dieu qui s’autolimite, Dieu qui ne veut pas être adoré en idole. Cette invitation à la désabsolutisation rencontre l’humain dans sa personne, où la réalité sociale, historique, trouve sa place et dont il/elle ne doit pas être prisonnier. Cette invitation n'en est pas pour autant l’invitation à rejoindre une réalité majoritaire dont le mérite serait au mieux de subsumer les particularités.

 

         3. Dualisme

 

 

La deuxième ligne de philosophes repérée par Michel Quesnel « réfléchit à partir de la conception paulinienne du corps »[213]. Il nous semble significatif d’évoquer, pour le révoquer, le dualisme implicite dans la distinction entre universel et particulier. Le corps est, en effet, le lieu naturel du particulier. Le corps est nécessairement dans le temps et dans l’espace. Il reste, après la mort, prisonnier du temps et de l’espace. L’universel relèverait donc de l’âme. Les langues hégémoniques seraient ainsi celles qui se rapprocheraient le plus d’un principe désincarné. Le particulier, quant à lui, relèverait du corps, et les langues minorisées seraient à ranger à ses côtés. Cette application de la dichotomie corps-âme aux langues est assez habituel. On célèbrera telle langue capable d’exprimer autant le concret que l’abstrait, voire de rendre l’abstrait concret, et de présenter le concret auréolé de la puissance de l’abstraction. Face à cela, il convient sans doute de souligner que le dualisme est un apport certes patristique, mais, partant, davantage grec que scripturaire.

Lorsque Paul parle de « corps pneumatique » (1 Co 15,44), outre que la locution σῶμα πνευματικόν renvoie à un état du corps après la mort, l’opposition entre âme et corps qui s’exprime en 1 Co 15,35-58 est ici encore irréconciliable avec un quelconque dualisme, tant elle lie intimement corps et esprit, et, par son caractère eschatologique, jette rétrospectivement sur le corps terrestre la lumière de l’idéal céleste. L’âme, quant à elle, est cantonnée à sa définition la plus matérielle et périssable. Dieter Zeller, rapprochant 1 Co 15 de Rm 2, le dit en ces termes : « Ce que les deux passages ont en commun, c'est la conception de ‘l'âme’ : c'est le principe d’une vie qui ne se limite qu’au terrestre. »[214] L’âme est ici comprise comme le principe qui imprègne le corps le temps de la vie, tandis que l’Esprit est ce qui imprègne ce même corps après la mort : « Le corps pneumatique n’est pas constitué d’‘Esprit’ – aussi peu que le corps mental ne consiste qu’en une âme – mais qu’il est complètement affecté et imprégné par l’Esprit de Dieu. Bien sûr, cela a des conséquences sur la nature (ποιότης) du corps »[215]. L’insistance scripturaire sur le corps, soit que l’Écriture y voie le tout d’une vie, soit qu’elle envisage une résurrection de ce corps, est un autre ancrage fort dans le particulier ou le singulier. En refusant la rationalisation ultime ou l’abstraction du corps, l’Écriture interdit de confondre trop vite le caractère universel du christianisme – son catholicisme –, et l’universalisme philosophique. La place que tient encore le corps après la mort est un appel de plus à respecter la place de ce dernier dans l’économie du salut. Comme le rappelle Pierre Bühler : « Le salut se réalise à travers des réalités sensorielles : la Parole est prononcée ; les sacrements sont consommés ; les gestes de foi, d’amour et d’espérance sont accomplis dans des communautés de personnes bien visibles. »[216] La langue héritée n’est sans doute pas la moindre de ces réalités sensorielles.  Et la société forgée par une langue n’est pas la moindre des communautés visibles.

 

 

         4. Particularisme occidental

 

La théologie des religions peut-elle défendre un particularisme occidental ? « L’Église […] a une conscience beaucoup plus vive de la particularité historique de la culture occidentale, celle-là même qui fut la culture dominante sous-jacente à la théologie chrétienne durant vingt siècles. »[217] Une telle affirmation semble ignorer la diversité culturelle européenne pour la réduire à un dialogue certes unique et bénéfique, mais qui ne correspond pas à la diversité culturelle réelle : « De même que l’Évangile, selon sa vocation à l’universel, a surmonté la dualité du Juif et du Grec, il doit aujourd’hui dépasser la dualité de l’Occidental et du non-Occidental. »[218] Nous retiendrons la deuxième partie de l’affirmation, en soulignant toutefois que l’Europe n’est pas tout l’Occident, mais aussi qu’il faut se réfreiner d’appliquer à l’Europe tout entière une identité occidentale. Tous les Européens et toutes les cultures européennes, particulièrement vu à partir des cultures autochtones et minorisées, ne se confondent pas avec l’histoire de la pensée occidentale. Le fait que ces cultures aient eu à souffrir de l’imposition de la pensée occidentale devrait interdire de les confondre avec cette dernière. Le tertius quis, « à savoir l’autre non occidental qui n’est ni juif ni grec »[219], peut aussi bien être basque, frison ou salentin. L’ignorance de sa propre diversité linguistique et culturelle, par ailleurs valorisée par les mêmes théologiens des religions, prend le risque d’aborder les autres cultures comme des blocs, homogènes, monolingues. Il convient, en effet, de s’interroger sur ce que Claude Geffré appelle « l’heureux mariage entre le christianisme et l’hellénisme. »[220]

Les réticences sont fortes, y compris de la part du pluralisme religieux, quant il s’agit de questionner l’élément hégémonique, c’est-à-dire la dimension occidentale de la théologie : « Il ne faudrait pas que, sous prétexte d’inculturation, on favorise une sorte de régionalisme culturel qui ferait du christianisme une religion chaque fois dépendante d’une nouvelle culture. »[221] On peut comprendre les tensions. La prière du théologien chinois Hua Wei, « Puisse l’Esprit de Dieu aider l’Église mondiale (global) en Chine à ne pas être le "christianisme en Chine", mais à être le "christianisme chinois" »[222], rappelle l’imbrication entre question linguistique et question culturelle. Cette prière peut s’entendre de deux manières complètement contradictoires. L’acculturation peut être un signe d’adhésion pleine et entière par une culture, en l’occurrence les cultures chinoises. En ce sens, elle est le refus d’une imposition, ici l’imposition non du christianisme, mais de la réception occidentale du christianisme. Mais l’acculturation peut être aussi le refus de la portée universelle et de l’univocité du message chrétien. On imagine sans peine que Hua Wei invite à la première solution, et non à la seconde. De même, on peut comprendre l’appel à « maintenir l’unité de l’esprit humain »[223] contre une polarisation du monde entre, d’un côté, les « dangers du régionalisme »[224] et ceux d’un « monde de plus en plus indifférencié et unidimensionnel. »[225], on a davantage de mal à suivre Claude Geffré dans ce qui semble être une essentialisation de certaines figures culturelles. On ne peut comprendre que certains pans de la théologie planétaire représenteraient au mieux une curiosité régionale, quand elles ne mèneraient l’esprit humain, rien de moins, à sa désagrégation et à son effritement, tandis que la seule élaboration occidentale garantirait l’intégrité de la pensée théologique.

Les dynamiques qui traversent les enjeux théologiques et ecclésiaux contemporains trouvent en cela de nombreux accents sociolinguistiques. La missiologie a, la première, pris conscience d’une inversion de la mission. C’est ce que montre une courte synthèse de travaux récents en lien avec les enjeux missionnaires proposée par Amos Yong : « Alors que personne ne devrait minimiser les contributions des missionnaires chrétiens, en particulier dans la préservation des langues des cultures autochtones (Sanneh 1989), nous ne devrions pas non plus fermer les yeux sur les nombreuses façons dont les modes de vie non occidentaux ont été dévalorisés. […] Les chrétiens du monde majoritaire qui étaient autrefois les objets de la mission sont maintenant engagés dans des efforts massifs pour réévangéliser le monde occidental. […] D’autre part, il y a aussi le sentiment que les formulations théologiques contemporaines du christianisme restent dominées par les formes et expressions culturelles occidentales perpétuées par le mouvement missionnaire. »[226]

Une théologie des expériences locales, du respect du vivant, de sa vivacité, fait à nouveau entendre Gn 10–11 et la Pentecôte, le travail de l’Esprit dans la variété et la variation. Ce besoin de justice, d’un catholicisme (je veux dire le christianisme en tant qu’il est καθολικός) qui ne soit pas un universalisme vicié, nous invite à l’invention, au nouveau – lequel est parfois la découverte de richesses déjà existantes et qu’il s’agit d’arrêter de détruire – à l’espérance donc, une imagination œuvrant sous le commandement d’amour pour la création.

 

C. La catholicité

 

Les notions de catholicité et de κοινωνία demandent ainsi à être reprécisée en lien avec ce que Geffré présente comme une vocation naturelle de l’Église à l’universel[227]. Il y a, selon nous, un pas qui ne peut pas être si facilement franchi entre ce qui, d’une part, dans la vocation de l’Église, relève de la réponse à la volonté universelle de Dieu, et, de l’autre, relève d’un universalisme questionnable. La volonté universelle de Dieu concerne le salut, non l’homogénéisation, condamnée ab initio par la destruction de Babel. À propos d’1 Tm 2,4-6 (« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.  Dieu est unique, unique aussi le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ qui s’est livré en rançon pour tous »), Geffré rappelle que « d’une part, nous affirmons la volonté universelle de Dieu, mais d’autre part, nous affirmons qu’il n’y a pas de salut en dehors de la connaissance explicite de Jésus-Christ. »[228] C’est donc bien sur le salut que porte l’universalité. En outre, cette universalité est attachée à la volonté de Dieu. C’est, entre autres, en cela que l’Église invisible est universelle, en ce qu’elle rappelle aux humains leur radicale égalité aux yeux de Dieu. Il n’est pas possible d’en conclure à une volonté divine de la construction d’un Église universelle réalisée par homogénéisation et destruction des particularismes.

Contre le discours eschatologique qui pointe vers une réalisation de la communauté infrangible[229], avec ses implications unitaristes, il convient de rappeler que l’Église « est née universelle »[230]. Les théologiens parlent d’universalisme proleptique. Mais n’est-il pas préférable d’éviter la confusion avec toute notion d’universalisme pour s’en tenir à la volonté universelle de Dieu, à l’égalité fondamentale des humains devant Dieu, et à la dignité partagée entre tous ? Ainsi les théologies de la libération ont fait grand usage de la « vision paulinienne du corps du Christ dans lequel tous ont leur rôle à jouer »[231], tandis que le recours à la notion d’universalisme a conduit, par interférence, à brouiller la dimension catholique du message chrétien. Les théologiens engagés dans la question du pluralisme religieux ont repéré les liens entre catholicité de l’Église et l’absolutisation du christianisme. Certains, dont Hans Urs von Balthasar, ont alors envisagé, par fidélité au message chrétien lui-même, de « parler de la non-catholicité de l’Église dans sa dimension historique. »[232] Balthasar ne renonce pas, bien sûr, à la catholicité de l’Église dans sa dimension historique, mais, dans le cadre du dialogue interreligieux, il repère la question de la catholicité comme point d’achoppement. Notre approche, en distinguant universalisme et catholicité, tend à faire de cette dernière un donné (et non une élaboration idéologique) susceptible de reconnaître combien les particularismes peuvent se reconnaître comme relevant du même, et partant ne font pas obstacle à l’unité. C’est l’homogénéisation, et son injonction à renoncer au particulier pressenti comme obstacle à l’unité, qui donnent à l’unité le sens dévoyé de « ce qui résulte de l’unification ».

 

Exclusivisme et désabsolutisation

 

Si christianisme et exclusivité[233] se perçoivent, à juste titre, comme antinomiques, à plus forte raison il devrait être inconcevable d’accorder aux langues fruit de l’État-nation, un statut que l’Église se refuse pour elle-même. Les théologiens des religions le disent en ces termes : « Il ne faut donc pas conférer au christianisme une universalité qui n’appartient qu’au Christ. »[234] Articuler imagination, créativité et espérance doit en tout cas permettre non seulement de redonner sa place à l’humain non pas comme une abstraction, un universel façonnable et modelable au gré de l’idéologie, dût-elle promettre le salut de la création, mais bien de se mettre à l’écoute de l’Esprit, principe de vivification, ferment de différence, de nouveauté et de justice. Pierre Gisel voit ainsi dans le renoncement aux fantasmes totalisants et homogénéisant un enjeu contemporain[235].

Si l’injustice vécue par les locuteurs de langues rendues minoritaires ne peut être détachée de certains implicites théologiques, comme la compréhension dans l’histoire des notions d’unité, d’universel, ou encore un certain dualisme, et qu’un questionnement de ces compréhensions doctrinales est légitime, on peut malgré noter une certain découplement entre orthodoxie et style théologique. Ainsi, comme le souligne Christopher Rowland, « d’un point de vue doctrinal, la théologie de la libération s’écarte peu du courant théologique dominant (mainstream). »[236]. Si l’on suit le théologien d’Oxford dans ce sens, les théologies de la libération ont pu développer un discours en faveur de la diversité et du respect des particularismes sans renier la référence à l’universel et sans conduire à un certain relativisme. De la même manière l’insistance des théologies de la libération sur l’œuvre de l’Esprit indépendamment des institutions ecclésiales n’a pas remis en cause l’attachement de nombreux théologiens et acteurs de cette mouvance à l’Église romaine. C’est aussi notre position de ne pas voir de contradiction entre universel et particularisme, et d’appeler comme Aimé Césaire à un universel « riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »[237] Une approche orthodoxe de la question conduit à ne pas opposer universel et particulier, comme elle conduit à ne pas cantonner l’action de l’Esprit dans ou hors de l’Église.  C’est ce que rappelle notamment Robert Jenson.  Si l’activité de l’Esprit ne saurait être confinée notamment à l’Église et ses représentants, l’Esprit, et particulièrement comme « puissance d’avenir »[238], est à l’œuvre aussi dans l’Église.  


 

IV. Le prochain : entre l’étranger comme « défi théologique »[239] et le « le frère comme grâce »[240]

 

 

« Le tyran des esprits veut nos langues changer

Nous forçant de prier en langage étranger :

L’esprit distributeur des langues nous appelle

À prier seulement en langue naturelle.

C’est cacher la chandelle en secret sous un muid :

Qui ne s’explique pas est barbare à autrui,

Mais nous voyons bien pis en l’ignorance extrême

Qui ne s’entend pas est barbare à soi-même. »

 

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (1615)[241]

 

La façon dont Dieu rencontre l’être humain, et la façon dont l’incarnation nous donne à voir Dieu dans notre prochain, ont une résonance particulière s’agissant des langues minorisées, dans la mesure où rencontrer l’autre ne peut consister à lui imposer une langue. Gardons à l’esprit, comme déjà déterminé, que c’est à travers l’Esprit que Dieu, dans la période postpascale, rencontre l’humain.

           

A. Être de soi-même son propre étranger

 

Le procès en inauthenticité auquel les locuteurs des langues minorisées sont confrontés tient entre autres à deux implicites : 1) le langage sert à communiquer (fonction purement utilitariste du langage) ; 2) le même est le mieux capable de comprendre le même. Le premier implicite conduit à poser la question de l’utilitarisme, mais mérite aussi qu’on en dénonce les accents sociodarwinien : les langues hégémoniques endossent ici le statut de fittest. Si elles dominent les langues minorisées, c’est que le processus de sélection naturelle les a sélectionnées comme les plus adaptées. On oublierait un peu vite que les langues minorisées survivent à ce jour encore, et ce dans des conditions qui démontrent une aptitude redoutable.

Il nous a semblé particulièrement pertinent de confronter ces deux implicites liés au langage à une autre notion, celle de prochain, et particulièrement à la notion de prochain exposée dans la parabole du bon Samaritain (Lc 10,25-37). Au τίς ἐστίν μου πλησίον; (« qui est mon prochain ? » ; Lc 10,29) répond : ta question aurait dû être « de qui suis-je le prochain ? » Tu es le prochain de celui auquel tu as montré de la compassion l’ἔλεος. Le prochain ainsi conçu est non le destinataire de l’ἔλεος, mais celui qui a fait preuve d’ἔλεος (Lc 10,37). D’une part, cette compréhemsion du prochain bat en brèche la dimension utilitariste des échanges humains. De l’autre, la notion de prochain perturbe la compréhension du binôme du même et de l’autre. La notion subvertit, en effet, ces deux implicites : 1) par le mouvement même que la notion décrit. Il s’agit, en effet, selon la parabole du bon Samaritain, non pas de tenir l’autre pour un prochain, mais bien de s’approcher de l’autre, et donc de faire de soi-même un prochain, de se faire prochain. C’est un mouvement que les locuteurs des langues ayant maintenu un fort trait dialectal connaissent, même s’il s’agit d’un mouvement, d’une attitude qui ne leur est pas réservée. Chacun sait adapter intuitivement son niveau de langue à son interlocuteur.  Adapter sa langue à la compréhension de son interlocuteur est peut-être même le propre d’une conversation. 2) La notion est subversive aussi en ce que, découlant d’un commandement religieux, elle rompt le face à face entre le même et l’autre par l’introduction du Tout autre. Il est possible dès lors de poser la question non en termes d’universel (langue qui vaudrait de tout temps et en tout lieu), de commun (langue commune), mais en termes de tiers. On pourrait déjà se réjouir de n’être pas condamné à un face à face au fond circulaire, mais la possibilité du tiers introduit en outre celle de la médiation. Introduire le Tout autre en lien avec le prochain, en théologie chrétienne du moins, ouvre en effet de nouveaux problèmes. Pour commencer, le Tout autre peut être compris comme un tiers absolu, totalement étranger au couple de l’autre et du même. S’il est tout autre, il n’est « ni ce qui lie ni ce qui divise »[242]. Dans un deuxième temps, ce « Tout autre » pouvant bien sûr s’entendre comme une des métaphores de Dieu, sa figure est reportée sur la figure de celui dont nous sommes appelés à nous faire le prochain[243]. Enfin, la notion de même est ordonnée à la connaissance de Dieu[244], tendant ainsi à récuser au soi sa dimension de même.

Les langues minorisées sont les langues que parlent celles et ceux qui ne sont pas passés totalement à la langue hégémonique. Celles et ceux qui ont renoncé à leur langue, à la différence de ceux qui l’ont fait par souci de promotion sociale notamment, se trouvent dans un interrègne entre la culture qu’ils veulent faire leur, et ce fonds propre qu’ils tiennent désormais pour étranger. Il faut ajouter à cela que ce phénomène n’est pas forcément conscient. En ce sens, l’idée que l’on est aussi son propre étranger prend une dimension très concrète et intime. Le théologien Pierre Bühler donne à la question une portée plus large, mais son affirmation s’entend parfaitement d’un point de vue sociolinguistique : « Je dois faire face au fait que je suis aussi mon propre étranger. Par conséquent, si je suis prêt à traiter de manière adéquate l’étranger en moi-même, je suis également prêt à traiter de manière adéquate l’étranger en face de moi. » [245] Cette « thématisation de l’altérité du point de vue du soi »[246], reprise par Pierre Bühler à la suite de Paul Ricœur, s’accorde particulièrement bien avec le pluralisme linguistique tout d’abord parce que le pluralisme linguistique aborde la question du langage non pas comme abstraction, mais dans la manière dont il se manifeste ; ensuite parce que, toujours de manière phénoménologique, on peut établir un lien entre d’un côté l’irréductible singularité du soi et le fait que c’est précisément dans cette irréductible singularité du soi que nous sommes comme les autres, entre l’irréductible foisonnement des parlers locaux et le fait que, dans cette irréductible possibilité de se singulariser tout en restant dans le cadre d’une langue plus large, les parlers et les langues ne sont pas différents des autres langues naturelles. Cette dialectique rebattue de l’autre et du même est éclairée par la théologie de la création déjà évoquée. Le défi de l’étranger rappelle, non seulement la dimension relationnelle, mais aussi la vaine recherche d’une connaissance de soi qui ne serait pas d’abord une connaissance de Dieu, ici à travers la figure de l’étranger.

Nous avions déjà rencontré ce mouvement de retour à soi en passant par l’autre, et nous avions dit que le nouveau – la nouveauté de l’Esprit – est ce qui restaure, mais aussi ce qui parvient à étonner à partir de ce qu’il y pourtant de plus familier, de plus intime. On pense notamment à la fable d’Eisik[247]. La circulation entre le soi, l’autre et le même, l’un et le multiple en appelle à la logique du retour : face « à la philosophie grecque qui veut que seul le semblable puisse reconnaître le semblable, […] il y a une autre logique, biblique celle-là, qui veut que le dissemblable reconnaisse l’autre dans son altérité. »[248] La non-réciprocité radicale qui conduit à la diglossie est un exemple extrême du refus de reconnaître l’autre dans son altérité. L’autre hégémonique non seulement ne vous reconnaît pas dans votre altérité, mais la nie purement et simplement.

L’amour des ennemis peut-il aller jusqu’à sanctionner sa propre disparition ? Contre une telle idée, François Jullien affirme que « la tolérance entre valeurs culturelles […] ne doit pas venir (elle ne le doit pas simplement parce qu’elle ne le peut pas) de ce que chacun, personne ou civilisation, réduirait la prétention de ses propres valeurs ou modérerait son adhésion à leur égard, ou même relativiserait ses positions […] chacun faisant effort et lénifiant ses conceptions. »[249] Ce refus est nécessaire précisément pour maintenir l’altérité et refuser la fusion qui est négation pure et simple du prochain, négation que le prochain ait même jamais été prochain. Jullien ne prône pas pour autant la création de nouveaux groupes d’inclusion hostiles au groupe hégémonique. Au contraire, le philosophe appelle à une intercompréhension et une collaboration : « Une telle tolérance ne peut venir que de l’intelligence partagée : de ce que chaque culture, chaque personne, se rende intelligible dans sa propre langue les valeurs de l’autre et, par suite, se réfléchisse à partir d’elles – donc aussi travaille avec elles. »[250] Il résume ainsi son propos : « La solution, autrement dit, n’est pas dans le compromis, mais dans la compréhension. »[251] Or, cette compréhension s’éloigne dès lors que la langue de l’autre est tenue pour subalterne ou optionnelle. La compréhension passe nécessairement par l’intercompréhension, c’est-à-dire par le retour aux langues naturelles comprises comme langues dialectales, langues-glacier charriant le dépôt des ans, et non langues rendues par avance abstraites et prétendant rendre compte de la réalité depuis ce degré de réduction[252].

           

L’autre comme figure de soi

 

Le propos de Ricœur sur l’altérité est formidablement éclairé par une lettre de Hölderlin que Ricœur cite à l’occasion de sa leçon d’ouverture à la Faculté de théologie protestante de Paris : « Ce qui est propre doit aussi bien être appris que ce qui est étranger. » [253] Pour Hölderlin, en effet, l’esprit n’accède à lui-même qu’en passant par autrui dans une double relation de polarité et d’égalité entre le propre et l’étranger, de reconnaissance de l’étranger que chacun porte en soi car nous ne sommes jamais identiques à nous-mêmes.[254] Cela défend de s’adopter soi-même comme norme et ne pas se reconnaître comme autre[255]. En redéfinissant les contours de l’étrangeté, Hölderlin procède à un renversement de la polarisation du même et de l’autre et permet son dépassement. Par la diglossie, la langue minorisée s’ouvre à l’autre au prix de son anéantissement, tandis que la langue hégémonique érige son monolinguisme, particularité anthropologique s’il en est, en principe d’ouverture et universel. Or, est-ce précisément être ouvert au prochain, à l’autre, que réclamer pour sa seule langue le privilège d’une conversation à sens unique ? Ce que Geffré appelle « l’articulation entre l’universalité du message chrétien et la pluralité des traditions religieuses et culturelles »[256] repose profondément sur une réciprocité qui condamne sévèrement celui qui ne reconnaît pas l’autre, son altérité, et, partant, sa langue. Il convient, au contraire, pour le chrétien de reconnaître le besoin qu’il a du prochain. Geffré le résume ainsi : « À l’opposé de tout impérialisme dans l’ordre de la vérité et de l’expérience religieuse, il s’agit pour chaque communauté chrétienne et pour le christianisme tout entier d’être le signe de ce qui lui manque. »[257]

 

 

B. La fonction prophétique

 

De même que le dialogue avec les autres religions répond au commandement d’amour du prochain, de même la place que nous accordons aux langues et cultures doit être le reflet de ce même commandement. Il n’est pas possible de se cacher derrière un prétendu universalisme, un prétendu recours à une langue commune. Claude Geffré parle à ce sujet d’une fonction prophétique : « Il y a une fonction prophétique de l’étranger pour une meilleure intelligence de sa propre identité. »[258] Cette dimension prophétique doit, certes, garantir du provincialisme, de l’esprit de propriétaire, ou tout autre aspect relevant de l’esprit de clocher. Le caractère profondément dialectal des langues, caractère maintenu plus qu’ailleurs par les langues minorisées, interdit l’uniformisation et oblige au quotidien à entendre sa langue parlée de manière différente ou à retrouver son histoire à travers des représentations différentes et néanmoins évocatrices.

C’est notamment refuser l’esprit de propriétaire et, au contraire, accueillir de nouveaux locuteurs[259]. Les exigences d’égalité et de réciprocité prônées par le dialogue religieux s’imposent aux langues minorisées jusqu’à ce stade de leur évolution : « Devenir un locuteur légitime d’une langue menacée dans le cadre de projets de revitalisation est une question fondamentale, puisque souvent la réussite de ces projets repose sur leur capacité à générer des nouveaux locuteurs de ces langues. »[260] Le double mouvement de la Pentecôte, centripète et centrifuge, se répercute non seulement ad extra en « engage[ant] à la fois à l’enracinement et au dépassement de l’enracinement, au local et au dépassement du local. »[261], mais ad intra par le respect de la variation linguistique jusqu’à l’hyperlocalisme[262] ou au choc d’une pratique revitalisée par des néolocuteurs marqués par d’autres langues ou par la langue hégémonique. 

 

C. Se laisser dévier

 

Qu’il y ait un autre universel que l’universalisme mobilisé contre les langues minorisées, le locuteur d’une de ces langues l’expérimente lorsqu’il rencontre d’autres locuteurs d’autres langues minorisées. C’est aussi l’expérience que fait tout individu appartenant à un groupe social victime d’oppression quand il reconnaît tout ou partie des problématiques auxquelles il fait face dans celles de tel individu opprimé. Quelle place accorder à la notion de prochain, voire à une théologie du prochain face à l’universel dominateur[263] ?

 

         a. Le modèle althussérien[264]

 

            Les épithètes « minorisées », « hégémoniques » affinent un modèle de pensée qui puise dans le fonds matérialiste. Ce fonds matérialiste use à l’envi de Paul, ou du fait « christianisme », pour expliciter aussi bien sa propre pensée de l’universel que sa définition de l’idéologie. Nous recourons ici à l’analyse de Julia Christ, laquelle vise à détacher universalisme et universalité, « porté par l’intuition que l’universel que l’on combat et que l’on défend n’en est pas un. »[265]

                       

         a. Rappel d’une approche matérialiste

 

Nous avons rencontré au chapitre précédent l’idée d’un universel qui serait le seul reflet des forces en présence. La question de la domination tient ici à ce que « des représentations particulières [s’imposent] comme représentations collectivement partagées. »[266] Le modèle althussérien se détache de cette analyse pour pointer du doigt l’idéologie elle-même, laquelle, comme « réalité non historique »[267] explique à elle-seule « le rapport de coercition des institutions à l’égard des acteurs, et non le fait que ce soit l’idéologie des dominants. »[268] Le christianisme apparaît ici comme un modèle de cette idéologie qui a « pour fonction (qui la définit) de constituer des individus en sujets. »[269] C’est le mécanisme qu’Althusser nomme l’interpellation : « celui d’assigner des individus à une place et de faire en sorte qu’ils s’identifient à cette place. »[270] Ce modèle conduirait à une imitatio Christi-imitatio Dei laquelle est comprise comme une acceptation de sa place dans le monde, soit « un amour de l’existant »[271]. Julia Christ souligne encore une autre approche, empruntée à l’économie politique, « un modèle où l’identification de tous les individus à une qualité communément réservée à Dieu, à savoir sa toute-puissance, produit un ordre social où l’universel concret, le résultat des synthèses spontanées, s’impose sous la forme d’un contenu dominant. »[272] Ces mises en modèle de l’universel usent d’un christianisme thématisé, reflet d’une vision matérialiste du monde, et, pour tout dire, en contradiction totale avec le message chrétien qui précisément refuse l’identification aux places, s’incarne dans un homme qui accepte d’être dévié de son chemin (Mt 15,21-28), et n’oublie rien de l’autolimitation de la toute-puissance divine. Nous souhaitons étudier la notion de prochain dans ce contexte, mais il convient de rappeler encore les attendus des modèles matérialistes en raison de leurs présupposés.

 

            b. L’opérateur tout

 

Jean-Claude Milner montre très bien les implications de la thématisation du christianisme comme figure de l’universalisme dans la démonstration matérialiste. Il le fait au travers de ce qu’il nomme l’opérateur tout[273]. Milner, un des principaux tenants de la théorie du Nom juif[274] revient en creux sur la thématisation du christianisme comme figure de l’universalisme[275] en conservant la thématisation du Nom Juif comme entrave à l’homogénéisation. Le philosophe et linguiste montre à partir de Tacite[276] que « par leurs rites et leurs coutumes, les Juifs empêchent [c’est-à-dire sont perçus par l’historien romain comme empêchant] qu’on puisse traiter, de manière consistante, de tous les hommes. Ils rendent impossible l’emploi de l’opérateur tout. »[277]. Les implications sont terribles. Ce qui menace l’homogénéisation d’une culture présentée par principe comme homogène ne peut exister que comme contre-exemple : « Quand la vérité se définit Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus, ‘toujours, partout, par tous’, comment un Juif est-il possible au champ de la vérité ? La réponse est claire : il ne l’est pas, sauf comme un support du faux et de toutes les inadéquations, entre choses et intellect. »[278] La démonstration décrit les mécanismes d’un procès en inauthenticité, le soupçon contre les langues minorisées accusées, par nature, de ne pas pouvoir contribuer à l’œuvre commune, au bien commun, contribuer au nous. Ces langues ne trouvent plus leur place que comme repoussoir, représentant ce qui doit être fui.

 

B. Le christianisme comme anti-modèle

 

Contre l’approche matérialiste, Jean-Claude Milner renverse les termes d’une manière qui nous renvoie à l’autolimitation de la puissance de Dieu : « Une théorie n’est vraie que si elle n’est pas toute-puissante. »[279]

 

         a. Le refus de l’existant

 

Le mécanisme d’interpellation que décrit Althusser peut se concilier avec une conception du christianisme comme chrétienté, un modèle social et une adhésion à des valeurs sociales conservatrices qui trouvent dans le christianisme de quoi s’affermir. Il semble plus difficilement conciliable avec une théologie chrétienne qui décrit un Dieu à l’initiative, un Dieu qui déracine, met en chemin, bref se présente comme un disrupteur aussi bien des lois naturelles que des lois religieuses ou des conventions sociales.

 

            b. La possibilité d’être dévié

 

            Nous avons évoqué la rencontre entre Jésus et la Cananénne (Mt 15, 21-28). L’exégèse interdit d’y lire l’interprétation la plus séduisante, celle où Jésus accepte de revoir ses plans. Néanmoins c’est bien une mise en cause de l’opérateur tout. Comme le souligne Pierre Bonnard, « il faut que [Jésus] soit engagé […] dans l’histoire séculaire d’une nation particulière […] ; son particularisme est le gage de son universalisme. »[280] C’est parce que la mission de Jésus s’inscrit dans l’histoire du peuple élu qu’elle trouve une portée universelle. Dans un cas comme dans l’autre, la péricope reste celle d’un moment réflexif. Le verset 27 constitue bien un tournant[281] puisque Matthieu, par la bouche de la Cananéenne, exprime l’adhésion à un salut premièrement en faveur d’Israël, mais envisage aussi une répercussion de ce don premier au bénéfice des Gentils. Que Jésus change ou non ses plans, la rencontre avec l’autre semble malgré tout être l’occasion d’un retour sur soi.

 

            c. L’autolimitation de la puissance de Dieu

 

            Enfin, le modèle décrit par Althusser repose sur une identification à un Dieu tout-puissant qui peut exciper d’une longue tradition théologique en faveur de l’omnipotence de Dieu, mais qui omet néanmoins son corollaire fondamental, l’autolimitation de Dieu qui permet de faire une place à la création. L’identification permise par l’interpellation renvoie à une compréhension fusionnelle de la relation avec Dieu qui fait précisément fi de la théologie ou plus généralement de la religion comme médiation, comme espace maintenu entre Dieu et sa créature pour permettre une rencontre. La religion n’appelle pas ou ne devrait pas appeler à une imitation de Dieu ou de ses médiateurs, mais à la reconnaissance de cette impossibilité même. C’est à ces exemples que l’homme connaît sa misère et en appelle à Dieu. Tout au plus, l’imitatio Dei trouve-t-elle sa place dans l’autolimitation qui doit conduire l’homme à s’approcher lui aussi, à se faire prochain, c’est-à-dire à ne pas occuper tout l’espace. Cette distance qui garantit contre la fusion et permet la rencontre, consiste à ne pas comprendre facilement l'autre. La non-homogénéisation des langues permet ainsi que l’autre reste une énigme, qu’il réchapper d’une compréhension pratique qui est aussi une appropriation. Si l’autre n’est pas le Ganz Andere, il n’est pas pour autant réductible au même. L’empathie ne peut aller jusqu’à l’oubli de soi-même, de sa langue. Garder ce qui est propre est aussi une lutte pour ne pas déposséder l’autre[282]. La kénose tiendrait à revenir à la compréhension explicite de la parabole du bon Samaritain et à désobjectiver l’autre que l’on a pris l’habitude d’appeler prochain, au risque de l’appropriation. L’autre n’est ni un autre moi-même ni une occasion de se faire valoir auprès de Dieu, bref il n’est ni mon voisin[283] ni mon prochain.

 

C. « Le frère comme grâce »[284]

           

En dernier lieu, l’imitatio Dei vis-à-vis de l’autre dont on se fait prochain pourrait consister à dire, comme nous y invite Dietrich Bonhoeffer : « Tu es un pécheur, un grand pécheur, incurablement, mais tu peux aller, tel que tu es, à ton Dieu qui t’aime. Il te veut tel que tu es, il ne veut absolument rien de toi, ni sacrifice, ni œuvre, mais il te veut toi-même, toi seul. »[285] C’est, selon Bonhoeffer, ce que proclame la grâce de l’Évangile, et que nous pouvons proclamer aussi bien pour l’autre que pour soi-même. Pour l’autre dont nous sommes invités à nous approcher, cette annonce de la grâce vaut par le fait que l’accueil de l’autre n’est pas conditionné par une quelconque connaissance de sa personne, de ses qualités, sinon qu’il est aimé de Dieu tel qu’il est. Pour soi-même, l’annonce de la grâce vaut par la connaissance que nous sommes tous pécheurs et que tels quels nous pouvons constituer une communauté de pécheurs. L’unité et la communion ne sont pas ordonnées à la sainteté ou à la perfection. Pour les langues l’implication est que la connaissance essentielle, et la communion qui en résulte, est l’universalité du péché. Toute tentative de subordination de la communauté à une langue commune ou à un référent universel est ainsi dénoncée comme une restauration prébabélienne. La fraternité est première. Elle n’est celle d’aucune homogénéité sinon l’universalité du péché et l’appartenance à un seul maître (Mt 23,8). Ici encore le face à face entre l’autre et le même est récusé par le fait que le Christ s’est non seulement donné à voir dans l’autre (Mt 25,40), mais fondamentalement parce qu’à la suite de l’incarnation l’autre a pris la place du Christ. Bonhoeffer le dit en ces termes : « Le frère tient désormais la place du Christ »[286]. Bonhoeffer le justifie dans un sens étroit d’une communauté à laquelle on accède par la confession, mais on se réserve le droit de comprendre son propos dans un sens plus large, et proprement universel, en raison justement de l’universalité du péché.

Se reconnaître pécheur, et reconnaître dans l’autre quelqu’un soumis à la même condition, les deux mouvements posés comme condition nécessaire (la confession), c’est refuser d’avoir une idée commode de l’autre, de projeter tout autre chose que cette projection fondamentale. C’est devoir renoncer aux affinités électives qui voudraient que les communautés se constituent sur la piété, par exemple, comme l’évoque Bonhoeffer. C’est enfin renoncer au jugement porté sur l’autre et sur soi, car la confession est aveu de vulnérabilité. Or, nous pensons aux langues minorisées comme à des langues de la vulnérabilité.

 

         Langues de la vulnérabilité contre l’utilitarisme

 

Admettre l’impossibilité où l’on se trouve de reconnaître chez l’autre une identité reposant sur la continuité absolue, une conformité à une prétendue identité, c’est admettre que « seule est sans doute praticable la mise en échec d’une suite indéfinie de tentatives d’identification »[287]. En cela, la dimension dialectale des langues hors d’un processus d’uniformisation/homogénéisation relève d’un mécanisme salutaire et intime pour accueillir et encourager l’altérité. Si nous acceptons que la connaissance de Dieu est première, la connaissance de soi secondaire – mieux élusive dans la mesure où consistant à se connaître misérable/pêcheur –, la dimension de conformation n’a de sens qu’eu égard à la volonté divine, non dans le maintien illusoire du même. Il ne s’agit pas de se conformer à soi, mais à ce que Dieu veut pour sa créature (1 Th 4,3a). Dieu libère, en effet, de la tyrannie du même, et c’est en cela qu’on peut dire de lui qu’il fait « toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). Un corollaire de l’appréhension apophatique du soi[288] dans l’équation « soi-même comme un autre », c’est l’apophasie de l’autre, et donc la souhaitable appréhension apophatique de l’autre.

L’autre est rencontré uniquement comme irréductible. Qu’il s’approche, comme chez Levinas[289], ou que l’on se fasse son prochain, l’autre se donne à connaître comme irréductible à notre propre expérience. Du moins, c’est ainsi qu’il devrait se donner à connaître. Or, ce qui se produit plus généralement dans la rencontre, c’est le passage de l’autre au crible de notre propre expérience, de notre propre compréhension du monde. Plutôt qu’irréductible, l’autre est investi de notre compréhension commode de l’autre. Ainsi l’autre est-il toujours manqué.

La question de la médiateté rebondit si l’on envisage qu’il n’y a que dans l’autre que l’on peut se laisser approcher par l’Autre, voire s’approcher de l’Autre. Ici il faut renoncer de remonter du dit au Dire[290], mais accueillir l’autre comme une théophanie, mieux recevoir l’autre comme grâce, pour lui-même et non comme médiateur ou comme viatique. Il y a toutefois une tension entre cette possibilité de rencontrer le Ganz Andere en l’autre et la possibilité que le Ganz Andere soit tout entier dans l’autre. Sur un plan philosophique, Ricœur avait repéré la tension chez Levinas : « Comment faire coïncider le plaidoyer […] en faveur de l’irréductibilité du Dire au dit avec le discours […] sur la proximité ? »[291] Peut-on imaginer que cette irréductibilité du Dire au dit, pour nous de l’Autre à l’autre, se conçoive comme un lien de continuité entre l’honneur de Dieu et la dignité de l’autre ? Cette irréductibilité de l’autre, cette rencontre qui n’est jamais qu’une approximation, cette proximité toujours passagère qu’offre la rencontre, est elle-même souvent vécue comme « dérangement »[292]. Beaucoup, dans la rencontre de l’autre, rappelle l’Autre Tout-Autre. Lui aussi est investi de notre compréhension commode de Dieu, lui aussi est toujours manqué – du moins intellectuellement[293] –, lui aussi dérange. À ceci près : c’est Dieu qui s’approche et Dieu qui se fait connaître, certes selon la logique du voilement/dévoilement, mais il se fait connaître dans le dévoilement d’une manière qui n’admet aucune ambigüité.

Que Dieu se fasse prochain, notamment dans l’autre, et que nous soyons invités à nous faire prochain de l’autre, cela devrait-il toutefois aller jusqu’à ce que Ricœur qualifie d’« obsession pour le prochain »[294] ? Dieu ne veut pas être adoré comme une idole, disons-nous à nouveau. Ricœur rappelle que « le texte de Levinas est à cet égard violemment antithéologique »[295]. L’irréductibilité de l’autre doit le préserver d’être aussi un objet d’obsession, fétichisé, réduit à une fonction, celle de dérouter, déranger ou de figurer Dieu. La situation de responsabilité vis-à-vis de l’autre, à laquelle nous invite l’Évangile, n’est pas une abolition de la liberté de l’autre.

Quelles sont les implications d’une théologie de l’étranger, de l’autre ou d’une plésiologie, pour les vaincus et les vulnérables que sont les locuteurs des langues minorisés ? Nous croyons que l’apport de Levinas est ici de permettre une autonomisation, un regain de dignité. Les langues minorisées entendent dire quelque chose de leur responsabilité dans le monde. Elles se vivent comme un témoignage et illustrent volontiers l’invitation de Levinas : « Dans le traumatisme de la persécution passer de l’outrage subi à la responsabilité pour le persécuteur. »[296] Bien sûr, nous déradicalisons ici la pensée de Levinas pour n'en conserver nous aussi que la partie accommodante. En dépit de sa compatibilité avec une lecture du message chrétien (tendre l’autre joue ; Mt 5,39), et de l’admiration que suscite cette obsession pour le prochain, nous ne pouvons pas suivre l’invitation de Levinas à une si parfaite passivité. La patience absolue exigée par Levinas ne nous semble possible que dans les fruits conclusifs qu’elle produit : cette situation de passivité absolue où le « persécuté est susceptible de répondre du persécuteur »[297]. Mais si cette conclusion évoque une résolution souhaitable, la notion de passivité, de surcroît qualifiée d’absolue, semble justement en contradiction avec le raisonnement même. Endurer, a fortiori endurer de la manière décrite pas Levinas, ne nous semble pas relever de la passivité.

 

Comme dans les exemples visés par Levinas, il y a dans la tragédie qui se joue autour des langues minorisées une part qui ne peut pas être rachetée : l’égalité ne peut pas être rétablie[298]. L’outrage dont les locuteurs de ces langues sont victimes ne peut pas être réparé, et la question ne se pose effectivement pas en termes de pardon, mais de justice et de restauration de ces langues dans leur dignité. La dimension théologique est ici maintenue dans son antithéologie apparente, pour nous théologie foncière : il n’y a pas d’accès à Dieu sans justice envers le plus petit (Mt 25,31-46). Cet effacement radical de Dieu derrière la figure de l’autre n’est qu’une confirmation de la volonté de Dieu de se manifester comme universel concret. Cette manifestation n’inverse pas, à notre sens, Jn 14,9b (« Qui m’a vu a vu le Père »), mais exprime de manière puissante l’impérieuse nécessité de l’autolimitation de Dieu, oserait-on dire de son point de vue même. L’éthique de la responsabilité s’exprime dans un absolu qui pose la compassion, c’est-à-dire la justice, non comme seul préalable, mais comme début et fin de la connaissance de Dieu.

V. Création et espérance

 

 

« Senhor, destacatz ma lenga »[299]

Mistral, Miserere [1845]

 

 

Nous avons fait le choix jusqu’ici d’ignorer l’avertissement d’1 Co 13,8 pourtant choisi pour le titre de cette étude : « Les langues finiront »[300]. La justification scripturaire au bénéfice « des langues », avancée par cette recherche, peut-elle résister à une prédiction funeste et si souvent vérifiée ? Comme la théologie n’a cessé de le faire, célébrant la diversité de la création, nous nous sommes attachés à décrire une diversité linguistique qui est bénédiction, voulue par Dieu et un feu entretenu par l’Esprit. Mais comment concilier la diversité et l’horizon eschatologique ? Le recours aux langues, leur dispersion même, a-t-elle un sens en vue du grand rassemblement du peuple de Dieu en quoi les fins dernières doivent consister ?  Les langues finiront, annonce Paul, remplacées sans doute « par quelque chose de plus parfait, où il n’est plus besoin du langage pour communiquer »[301]. Nous aimerions répondre, comme nous l’avons déjà fait, qu’il n’est nul besoin de langage pour communiquer ou que le rôle des langues n’est pas premièrement de communiquer[302]. Nous pourrions ajouter que Dieu n’a pas choisi particulièrement le langage pour se communiquer, et que la finalité de la Parole semble être bien davantage d’entrer dans une relation qui n’est pas celle de la communication. Mais poser la question en termes de fin dernière des langues rappelle combien l’intime, dont les langues sont un cœur battant, le vulnérable, le – peut-être­ – contingent, ne peut se résoudre à son anéantissement même lorsqu’il reconnaît la « priorité de l’avenir de Dieu »[303]. Cette difficulté à se résoudre à capituler, n’est pas l’entêtement, mais trouve son enracinement dans la Parole aux côtés de la foi et de l’amour, c’est l’espérance. L’expérience des richesses de l’Esprit dans la diversité linguistique est-elle un effet indirect de l’existence, ou relève-t-elle ici et maintenant d’un degré de perfection augurant du monde à venir ?

 

A. Eschatologie, universalisme et œcuménisme

 

         a. Universalisme eschatologique

 

Il convient d’abord de déminer le terrain d’une eschatologie marquée au sceau de l’universalisme. Ce n’est, en effet, pas la même chose d’envisager l’ἔσχατον comme relevant de la « priorité de l’avenir de Dieu »[304] et y voir une récapitulation finale où s’éteindrait la diversité de la création. La première formulation maintient l’eschatologie dans la théologie de la création, celle d’un Dieu à l’initiative et animateur de sa création, tandis que la seconde voit dans la diversité de la création la marque de la finitude ou de la contingence, perçues comme imperfection. Les deux approches ne sont pas contradictoires. La finitude est indiscutable si nous considérons le monde. Il en va de même de sa contingence eu égard à Dieu. Peut-être en va-t-il de même de la création, laquelle n’est toutefois pas le monde. La marque de l’universalisme – non l’universel donc, mais l’idéologie de l’universel – peut être repérée à la faveur de plusieurs notions attachées au discours eschatologique, et problématiques en raison de leur rejaillissement au présent sur le devenir de la diversité, diversité linguistique incluse.

 

         1) La convergence

Le premier élément problématique est la notion de convergence. L’image selon laquelle nous cheminons vers une même fin, vers un même ἔσχατον, appelle déjà l’idée que nous devions nous retrouver au terme du chemin, la métaphore d’une « convergence universelle »[305] qui chez Teilhard de Chardin, par exemple, s’exprime au travers de l’image du sommet. Qu’importerait le chemin pris, pourvu que l’on se retrouve en Dieu. Le τέλος du chemin justifierait rétrospectivement le cheminement. D’un point de vue purement interne à la théologie, poser l’ἔσχατον en ces termes est pourtant problématique. Tout d’abord, en théologie chrétienne, c’est Dieu qui vient à la rencontre de l’homme. Ensuite, parce que la notion de convergence tend à se penser comme une homogénéisation. La diversité linguistique connaîtrait au travers du discours eschatologique le reproche qu’elle endure de l’opinion commune, celui d’être un détour, une muserie au lieu d’être du chemin qui mène droit à Dieu. Contre cela, redisons-le simplement : c’est Dieu qui vient à la rencontre de l’humain. Et il vient au travers de la contingence. Mieux : il est venu, au travers de l’événement Jésus, au travers de cette contingence. Cette venue, inscrite dans l’histoire, fait que l’eschatologie n’est pas seulement l’espérance des choses dernières, mais leur contemplation en Jésus Christ.

 L’eschatologie chrétienne a pour originalité de proclamer un accomplissement déjà advenu. Cette affirmation est au cœur de la foi chrétienne pour laquelle la venue, la mort et la résurrection de Jésus sont l’accomplissement matérialisé. L’amour de Dieu qui s’est manifesté est une expérience concrète dont les croyants peuvent faire l’expérience. Cet accomplissement est donc à la fois fin de la fin, réalisation parfaite, parachèvement, mais aussi plénitude, réconciliation. Cette conception bénéficie de nombreux témoins scripturaires, notamment un schéma de pensée caractéristique attesté en Mt 6,5, l’affirmation par Jésus que les hypocrites « ont déjà leur récompense. »[306], ou encore le Τετέλεσται (« Tout est accompli », Jn 19,30). L’affirmation eschatologique chrétienne s’ancre dans un temps, une histoire où l’accomplissement s’est déjà produit, dans le même temps où cet accomplissement a annoncé un accomplissement à venir.

De fait, cette affirmation d’un accomplissement-plénitude s’accommode bien du rapprochement que Panikkar fait entre un bouddhisme du « śūnyatā (vacuité, nullité, vide) »[307] et un christianisme du « πλήρωμα (plénitude, accomplissement) »[308] Il pourrait être argumenté à partir de Panikkar que le vide n’est pas absent du récit chrétien : l’incarnation intervient en lien avec la kénose et de l’abaissement de Jésus-Christ (Ph 2,5-11) ; le tombeau est vide ; l’élaboration théologique chrétienne a dû se faire face à la méditation de l’accomplissement en dépit de l’absence ; et la piété chrétienne a souvent approché l’idée kierkegardienne que « la croix est vide parce qu’elle t’attend. »[309] Le rapprochement entre les notions de vide et de plein ont ici l’avantage de conserver à l’accomplissement déjà réalisé tout son absolu et toute son efficace, à la différence d’une lecture rationalisante qui voit dans le premier les arrhes du second (ἀρραβών, Ép 1,13-14).

 

            2) La perfection

 

La seconde notion problématique en lien avec le discours eschatologique est celle de la perfection. Comme le suggère Dieter Zeller, Paul pointe vraisemblablement vers un moyen de communication plus parfait que le langage. Une des dimensions de l’ἔσχατον doit nécessairement être la perfection. Au sens propre, nous entendons cette notion comme agençant l’histoire cosmique en fonction d’un τέλος, d’un terme ou d’une fin. Il est en ce sens un accomplissement ou une perfection. Ce qui relève d’un τέλος peut être qualifié de τέλειος, α, ον ou parfait. Le croyant est d’ailleurs appelé à cette fin dernière conçue comme accomplissement dont le premier évangile semble dire qu’il est aussi Dieu[310]. Toutefois, là encore, ne faut-il pas reconnaître que cet accomplissement a déjà eu lieu, et que nous pouvons nous réjouir d’avoir connu ce τέλος et celui qui est τέλειος ? Stricto sensu la perfection à laquelle nous sommes appelés s’ancre davantage dans un présent, celui de l’événement Jésus Christ, que dans un futur[311]. La perfection à laquelle nous sommes appelés vaut pour ce monde et prend la forme de la sanctification (ἁγιασμός). Elle consiste à se mettre en conformité avec le Saint (1 Th 1,4 ; 4,7-8), en aucun cas à le gagner, fût-ce comme on gagne un refuge au terme du chemin. Toutefois l’eschatologie comprend quelque chose d’autre dans les propos de Paul : les langues finiront, mais l’amour ne succombera jamais ou ne disparaîtra jamais. Le discours eschatologique fait référence à un ailleurs, après l’ἔσχατον où l’amour est ce qui subsiste éternellement. Il y a toutefois une tension entre la notion de perfection et celle d’amour si on veut lui maintenir son aspect d’achèvement, laquelle s’accorde mieux avec un néant, du moins d’un état parfaitement statique, qu’avec les représentations plus volontiers dynamiques de l’amour. Nous y reviendrons.

           

            3) La nova creatio et l’homme nouveau

           

L’idée d’une nova creatio trouve son origine dans le deutéro-Ésaïe, et particulièrement la péricope Es 65,17–66,2 qui commence ainsi : « Voici je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne sera plus rappelé, il ne remontera plus jusqu’au secret du cœur. » (TOB). S’agit-il d’une nouvelle terre ou d’une terre renouvelée ? S’agit-il d’une terre où il a été fait justice des injustices du passé tant et si bien que la mémoire en est soulagée, le cœur délivré, ou bien est-ce une tabula rasa comme au déluge ? Il en va de la possibilité pour les langues, et pour les cultures, de subsister. Après tout, la théologie deutéro-ésaïenne de la création elle-même le souligne : « Un pays peut-il naître en un seul jour ? Une nation peut-elle être mise au monde d’un seul coup. » (NBS 66,8cd). Trois arguments scripturaires au moins vont contre la lecture d’une creatio nova comprise comme creatio nova ex nihilo. 1° Gn 1,1–2,4a lui-même n’envisage pas une creatio ex nihilo. Dieu crée la création en délimitant un espace de vie dégagé du chaos. À la différence des récits de Chaoskampf issus des Proche et Moyen Orients Anciens, Dieu apparaît comme ayant tout pouvoir sur le chaos. Le chaos n’apparaît pas vaincu ou aboli[312], mais le chaos n'est pas le néant. 2° Le déluge lui-même n’est pas le récit d’un anéantissement total, Noé, sa famille, l’entièreté des animaux et la terre sont préservés. 3°  L’épisode du déluge se conclut par la promesse divine qu’il « n’y aura plus de déluge pour anéantir la terre. » (Gn 9,11c ; NBS). Cette promesse qui vaut pour Noé, sa descendance, et tous les êtres vivants (Gn 9,10) est au cœur de l’alliance Dieu place entre lui et la terre (Gn 9,13). On serait donc davantage tentés de considérer cette nova creatio comme relevant d’une creatio continua, celle que nous avons envisagée au premier chapitre de ce mémoire. L’eschatologie qui serait le discours d’une toute-fin valant destruction de l’ancienne création ne peut être exclue en raison de la liberté d’action de Dieu, mais contraste avec 1° une orientation eschatologique qui n’est avenir qu’en tant que déjà advenu ; 2° le témoignage chrétien, tout en entier eschatologique, qui envisage moins l’anéantissement de la création que la modification du présent dans le sens de la réparation de l’injustice. C’est à proprement parler son espérance, « perspectives et orientation en avant »[313] pour le présent.  L’eschatologie contemporaine ne peut valider sans autre le déport d’une « espérance messianique d’avenir pour la terre »[314] vers l’au-delà sans modifier substantiellement le témoignage biblique. Cela reviendrait à douter de l’accomplissement advenu en Jésus Christ, de la plénitude de cette réalité que de reporter vers un au-delà la matérialité de ce qui a été vaincu par la croix.

            Face à un certain gnosticisme qui consisterait à dire que « le Christ est venu pour sauver les humains, non pour perpétuer le monde »[315], peut-être l’exégèse nous invite-t-elle à voir que quand Dieu détruit le passé, il est soucieux de préserver la diversité. C’est le cas de la diversité du vivant dans l’épisode du Déluge. C’est le cas de Babel : Dieu intervient pour établir la diversité linguistique. C’est ainsi que nous suivons encore la logique de Christopher Rowland quant aux implications en termes d’espérance et particulièrement la question théologique de la recherche d’un ici-bas meilleur par opposition à une espérance reportée à un au-delà[316].

Il en va de même de l’homme nouveau, lequel devrait être mis au nombre des éléments de provenance chrétienne que Pierre Gisel appelle à déconstruire[317]. Il semble clair que la καινὴ κτίσις[318] envisagée est celle moins d’un homme nouveau, locution qui n’aurait de sens que pour se référer à Jésus comme nouvel Adam, que dans le sens d’une création renouvelée, c’est-à-dire réconciliée avec son créateur (« Car Dieu était dans le Christ, réconciliant le monde avec lui-même » ; 2 Co 5,19a, NBS). L’idée d’une réconciliation et d’une restauration s’accorde mal là encore avec celle d’une destruction totale.

À rebours du soupçon qui pèse contre les langues minorisées, ce serait là l’occasion de montrer que ce n’est pas le passé lui-même qui est condamné. De même que la nouveauté ne constitue pas en elle-même une qualité,[319] de même l’abolition du passé ne constitue pas en elle seule une émancipation. Comme l’a rappelé Jürgen Moltmann : « Lorsqu’on se plaint aujourd’hui de la perte d’un centre dans une société en désintégration, on exprime la nostalgie d’une intégration religieuse prémoderne des hommes réunis en société. […] Hegel, l’un des premiers a reconnu la naissance de la société moderne et émancipatrice, destructrice de toutes les puissances du passé ; il l’a analysée, conformément à l’économie politique anglaise, comme un système de besoins. »[320] Parler des puissances du passé, n’est-ce pas aussi dire que le passé est puissance ? Avec Crossan en tête, ce qui devrait ici nous interpeler, c’est le mot puissances. Ce n’est pas le passé en lui-même qui a vocation à être détruit, mais bien les puissances. Le récit de la Genèse, en se distinguant des récits du Chaoskampf comme déjà signalé, montre ainsi que Dieu n’est pas le créateur envisagé par Nietzsche[321]. La grandeur de Dieu et sa toute-puissance résident aussi dans son pouvoir de ne pas recourir à la destruction. 

La diversité linguistique, voulue par Dieu, animée par l’Esprit, n’est donc promise à aucune fin en vertu d’un gnosticisme pressé d’en finir avec le monde, en vertu d’une convergence/homogénéisation, d’un perfectionnisme, d’une tare particulariste propre à forger de l’identitaire. Sous l’action de l’Esprit, les langues se manifestent et se singularisent comme l’expérience intime au cœur de chacun de la dimension créatrice non du langage lui-même, mais de son utilisation[322].

 

B. Face à face : autolimitation ou autodépassement de Dieu

 

         a. Face à face

 

Il y a un aspect supplémentaire à considérer en lien avec la péricope paulinienne, c’est celle d’une distorsion de notre perception évoquée par Paul : « À présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse [ἐν αἰνίγματι], mais alors ce sera face à face. » (1 Co 13,12 ; TOB). La phrase elle-même est énigmatique. Dieu peut être connu en ce monde, mais de manière indirecte, semble dire la référence au miroir. Vient un temps où on pourra le voir πρόσωπον πρὸς πρόσωπον, soit directement (1 Co 13,12). Ce « directement » n’est pourtant pas la fusion. Il présuppose que la personne se maintienne face à Dieu et non se fonde en lui. L’immédiateté de la communication de Dieu, réservée aux temps eschatologiques, n’est pas la fin de la communication.

La notion d’autolimitation a pu être rapprochée de Whitehead, de Hartshorne, et partant d’une théologie du process. L’idée d’un Dieu relationnel lui semble aussi empruntée. Pourtant les deux idées peuvent se dériver tout aussi bien de la théologie dialectique[323]. De surcroît, comme nous l’avons vu au chapitre II, la κοινωνία est par essence relationnelle, et la kénose de Jésus-Christ décrite par Paul (Ph 2,5-11) rejoint l’autolimitation de la première personne de la Trinité. En fin de compte, le dogme chrétien s’accorde volontiers de la notion d’autolimitation ; et l’idée de face à face, certes reportée à la toute fin, est conforme à la réalité d’un Dieu personnel.

La toute-puissance n’est pas l’omnivolence : Dieu ne veut pas tout[324]. La bénévolence[325] de Dieu se manifeste précisément dans ce passage de pouvoir à vouloir : pouvoir tout, ce n’est pas vouloir tout. Tout est possible à Dieu (Mt 19,26 ; Lc 1,37 ; Gn 18,14), et Dieu offre un monde de possible contre sa volonté même, au risque de sa propre volonté ou de son propre devenir, mais si Dieu veut ce possible et cette liberté pour l’homme, il ne veut pas vouloir certains éléments de ce possible. C’est la question de l’essence de Dieu : pourrait-il vouloir le mal ou ne le peut-il simplement pas ? Il y a des témoignages scripturaires de ce que Dieu ne peut pas (« l’espérance de la vie éternelle – cette vie, Dieu, qui ne ment pas, l’a promise » ; Tt 1,2b NBS ; « Tes yeux sont trop purs pour voir ce qui est mauvais, tu ne peux pas regarder l’oppression » ; Ha 1,13 NBS). Mais on sait aussi que Dieu a vaincu la mort. Soit il voulait la mort pour le vivant, et sa victoire sur elle tient davantage d’un revirement. Soit, et c’est ce que comme chrétiens nous croyons, il y a victoire sur la mort et Dieu alors peut (ici davantage qu’il veut) quelque chose qu’il ne pouvait pas alors. La mort vaincue témoignerait donc d’un devenir de Dieu et d’un autodépassement de Dieu qui ne sont pas contradictoires de la notion d’autolimitation, mais qui impliquent que cette autolimitation n’est pas de façade, qu’elle contraint Dieu et qu’elle l’oblige – qu’il s’oblige ainsi – à vaincre sa propre volonté. Alors même, Dieu se vainc selon une logique qui est celle de la bénévolence, de vouloir le bien, l’amour.

Dès lors quelle est la place de la culture, de la bénévolence humaine, et potentiellement des langues où l’Esprit est à l’œuvre ? L’idée d’une collaboration de l’humain à l’œuvre de Dieu est inhérente à la théologie du process. On pourrait objecter que Dieu étant à l’initiative et à l’œuvre, il n’y a pas à proprement parler collaboration[326]. Dieu se prie, comme dirait Maître Eckart. L’homme n’aurait aucune utilité pour Dieu, aucun intérêt. Or, on sait bien l’intérêt de Dieu pour sa créature. Et on postulera volontiers que cet intérêt tient à la diversité et à la contingence qu’offre une création voulue de Dieu, mais aussi voulue d’une manière qui offre de la contingence, de la liberté, de la surprise. Les langues, le langage, offrent précisément cela à tout humain. La connaissance partielle évoquée par Paul doit s’entendre négativement : nous avons une connaissance imparfaite. Il n’est toutefois pas interdit de l’entendre plus positivement :  peut-être ce partiel n’est-il pas appelé à disparaître. L’agir de Dieu dans ce monde, sans tenir ou obliger Dieu, ne saurait semble-t-il être partiel sans contrevenir aux attributs divins. Si Dieu ne se communique pas tout entier à l’humain dans ce monde, il contreviendrait à l’idée de Dieu qu’il ne soit pas tout entier dans ce qui nous effleure de Dieu. Ce qui nous effleure ne saurait être une partie de Dieu, sauf à imaginer que Dieu soit divisible. Dieu ne se communique pas tout entier, mais est tout entier présent dans ce qu’il dévoile de lui. Il faut s’en remettre ici aux paradoxes des théologies dialectiques[327].

     

         b. Autolimitation de Dieu

 

Peut-on concilier l’impérieuse nécessité de refuser de mettre la main sur Dieu – de penser d’une manière qui toucherait à l’idolâtrie qu’il se manifeste dans la diversité linguistique, dans le refus des langues et des cultures minorisées de disparaître – et l’expérience dont l’Écriture se fait très exactement le héraut : « Ils reconnaîtront que je suis YHWH, leur Dieu, moi qui les ai fait sortir d’Égypte pour demeurer parmi eux. » (Ex 29,46). Avant de parler d’autolimitation, Jürgen Moltman, à la suite de Walther Zimmerli, envisage d’abord la révélation comme autodévoilement de Dieu[328] :  Dieu peut être reconnu parce qu’il s’est donné à connaître et qu’il s’est donné à connaître comme reconnaissable[329]. Cette marque de reconnaissance, que Dieu est particulièrement sensible à la vulnérabilité, aux opprimés, son automanifestation dans le dépouillement, l’avilissement de la croix, qui nous enseigne dans ce monde, ne dirait-elle rien de l’ἔσχατον ? Est-il aberrant que la manière dont Dieu se donne à connaître dans ce monde non seulement nous dise quelque chose de la volonté de Dieu pour ce monde, mais aussi pour un au-delà du monde ? Dès lors, l’accomplissement manifesté dans ce monde doit-il appeler un second/dernier accomplissement ? L’autolimitation de Dieu vaut-elle pour ce monde dans l’attente d’un accomplissement qui serait perfection, c’est-à-dire fusion et fin, sans devenir, sans temporalité de Dieu, sans possibilité d’un face à face ?

 

        

         c. Autodépassement de Dieu et le devenir de Dieu

 

L’affirmation, en apparence contradictoire, de l’espérance chrétienne tenue entre deux accomplissements a trouvé une justification dans l’affirmation du devenir de Dieu[330] : « Tout en étant aujourd’hui plénitude, l’amour – donc Dieu lui-même – est toujours créateur de situations nouvelles. Il est capable d’autodépassement en vue d’un nouvel accomplissement, d’une nouvelle création à partir de rien (creatio ex nihilo). »[331] Cette conception, protectrice de la liberté divine, s’accommoderait de l’idée d’un accomplissement conçu comme inachèvement. L’inachèvement, c’est ce qui n’en finit pas de s’achever. Ne faudrait-il pas maintenir à la notion d’accomplissement le même aspect inchoatif de ce qui ne finit pas de s’accomplir ? D’un côté, il faut rappeler la liberté totale de Dieu de faire et de défaire, donner ou reprendre. Cette liberté de Dieu rappelle, ce faisant, que l’accomplissement ou l’ἔσχατον n’ont de sens que d’un point de vue humain. D’un autre côté, la conception d’un Dieu personnel peut concéder que Dieu participe à cette fin des temps pour l’homme en venant à la rencontre de sa créature, en l’accueillant, mais il ne saurait lui-même être borné, tenu par cette toute-fin. Il ne saurait y avoir d’accomplissement ou d’ἔσχατον pour Dieu au-delà de sa participation organisatrice, de son initiative, à la réconciliation. La liberté de Dieu se fait connaître à nous, en outre, selon un principe organisateur, l’amour, et plus précisément selon le principe que l’amour toujours surabonde (1 Tm 1,14). L’accomplissement réalisé dans ce monde ne serait plus dès lors une affirmation volontariste, mais bien un honnête constat. Il ne relèverait pas juste du déjà là et pas encore, mais ici et maintenant d’un déjà accompli et n’en finissant pas de s’accomplir. Il n’en finit pas de s’accomplir non par échec, mais par dessein. Le second ou dernier accomplissement devrait-il tout à fait différer de nature ou d’objectif ? Ne peut-il être un tout à fait là et encore en devenir ? Bref, peut-on imaginer ou espérer que Dieu demeure un Dieu personnel après l’ἔσχατον ? C’est ce que laisse entendre l’Écriture qui, tout en le proclamant au-delà de toute représentation, nous conduit à désirer un jour contempler sa face. C’est ainsi que Dieu se donne à connaître et semble vouloir être connu. 

 

C. Ce déplacement que l’espérance opère[332]

 

Si l’ἔσχατον n’a de sens que d’un point de vue humain, que la vie humaine est prise entre deux accomplissements qui semblent ne pas devoir entraver le devenir de Dieu et sa relation avec l’humain, quel est le sens du divers et de la variété dans une perspective eschatologique ?  Quel sens accorder à une survivance de la diversité face à une eschatologie de la récapitulation, du retour à l’Un ?  L’ἔσχατον serait-il l’avènement d’un monde d’un face à face exclusif avec Dieu, l’irruption d’une dimension où les créatures ne seraient plus en situation de s’entretromper[333]. Serait-il le moment d’une reductio radicale où un idiome et des notions non équivoques ne relèveraient plus de l’illusion mais d’une plénitude de la communication ? On voit combien ces questions reposent sur une eschatologie anthropomorphique et une difficulté à comprendre l’ἔσχατον sous le signe de l’éternité. L’eschatologie chrétienne est placée sous le signe de la résurrection, mais elle n’est pas le paradis du paganisme antique. Si l’ἔσχατον n’a de sens que d’un point de vue humain, alors il convient sans doute de l’aborder à partir de son rejaillissement sur le temps présent. Le rejet de l’eschatologie comme futurologie y invite fortement. C’est aussi que l’eschatologie n’a en soi de sens que comme proclamation de l’Évangile dans le temps, pour le temps, advenu dans le temps, non comme anticipation sur un monde à venir, mais comme mise en conformité (αγιασμός) avec l’événement advenu. L’eschatologie met certes en tension l’action humaine entre ces deux accomplissements évoqués, mais l’appel à l’action, la μετάνοια sollicitée ne saurait se produire que dans le temps et, oserait-on dire, au bénéfice du temps. L’Évangile, le kérygme, invite à être en chemin, à mener une existence dans la « suivance » (Lc 14,25-33). Les épreuves ne sont pas niées (« Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple. » ; Lc 14,27, TOB). On peut s’élever contre tout dualisme et contre tout dolorisme, et néanmoins, dans l’épreuve, trouver du réconfort à ce que la douleur, les tribulations soient reconnues et intégrées, peut-être de manière contre intuitive à l’Évangile. Contrairement à la possible satisfaction pour les choses de ce monde, évoquée plus haut, l’accent est mis ici sur la non-satisfaction pour le monde actuel. Dans le cas des langues minorisées, ce sont les deux faces d’une même pièce : elles offrent une satisfaction fondamentale, la joie d’une certaine immédiateté entre la langue et la création, mais elles permettent de voir, par contraste, la constitution de langues évidées, dévitalisées. En termes eschatologiques, l’espérance rejoint la notion d’appel et de vocation, et, en fin de compte, le dur qu’est le réel : « Notre engagement dans les ‘affaires du monde’ implique inévitablement que nous perdions le contrôle de notre destin plutôt que d’en prendre le contrôle. »[334] C’est à l’arène publique que l’espérance nous conduit, et c’est dans l’arène que l’espérance nous garde : « Nous savons que l’espérance nous changera, d’une manière que nous ne comprenons pas pleinement, et en fait d’une manière que nous ne souhaitons pas, à l’heure actuelle, pleinement comprendre, et encore moins subir. »[335] L’espérance côtoie alors le sentiment de terreur.  Mathewes offre une description convaincante de l’espérance chrétienne en lien avec l’engagement publique/politique. Il récuse peut-être un peu vite dans les autres modèles ce qui relève précisément de sa description phénoménologique. Il décrit néanmoins ces modèles aussi comme immanents et réalistes, ce qui semble aussi être le sien. Un certain quiétisme, le statu quo ou le libérationnisme ne sont certes pas des gnosticismes. Quoiqu’il en soit, Mathewes détache la notion d’espérance de l’obéissance à un plan ou à un projet. Le plan ne peut-être que divin et l’espérance nous y fait plonger comme dans un grand bain dont nous n’avons pas même la représentation. Elle nous y plonge et elle nous y conserve, pourvu que nous rappelions, grâce à Mathewes, que ce qui nous arrive est précisément l’espérance en action.

On peut enfin penser à la citation attribuée au pasteur Charles Wagner : « Que vaut l’homme ? Il vaut ce qu’il offre de soi. L’homme est une espérance de Dieu. »[336] Ce qui fait du bien au travers des souffrances rencontrées est sans doute le sentiment d’avoir été mis là, et d’avoir été mis là non pour sauver langues ou prochain, mais pour témoigner de l’amour de Dieu pour la variation et la diversité, pour rencontrer « le frère comme grâce »[337] y compris sur son terrain à lui, et non à partir d’une idée pratique et préconçue, y compris à partir de sa langue à lui, de sa propre culture. Comme grâce, le frère ou la sœur sont là pour nous changer, pas pour que nous les changions.


 

Conclusion

 

 

 

 

« Si tu fais abstraction du noir, du froid, du lourd, du dense, des qualités qui ont trait au goût [...] la substance ne sera plus rien. »

 

Basile de Césarée, Homélies sur l’Hexaméron[338]

 

 

 

Les langues ne meurent pas toutes de leur belle mort. Tant s’en faut. Encore faudrait-il ne pas les donner pour mortes avant leur terme. « Les langues finiront » annonçait Paul, présumant le même sort pour le message des prophètes et pour la connaissance. Avait-il en tête le parler en langue et la gnose comme le laisse suppooser le contexte ? Au fond qu’importe : « l’amour lui ne succombe pas. »[339]  On peut autant pressentir que les langues finiront que quelque chose d’elles n'est pas pure illustration, simple contingence, incarnation temporaire. Elles ne sont pas les simples accidents d’une substance qui voguerait aussi bien sans elles. C’est la question que soulevait déjà Basile de Césarée, chez qui le langage, autant que chez Grégoire de Nysse, est au cœur de la réflexion théologique. Schleiermacher le dit encore autrement : « Même l’absolument universel, bien qu’il se trouve hors du domaine de la particularité, est éclairé et coloré par la langue. »[340]. Le christianisme, religion de l’incarnation, n’a peut-être pas besoin de passer par ces notions de substance ou d’universel pour l’apprendre. La notion même de langues minorisées, disions-nous dès l’introduction, manque sa visée si elle conduit à effacer le visage des locuteurs de ces mêmes langues. Locuteurs natifs comme néolocuteurs, ils portent témoignage de cet amour qui ne succombe pas et qui embrasse d’un même élan le berceau et la tombe, la lenga del brèç[341] et, au travers du verbe espelir, aussi bien la naissance que la renaissance. De manière comparable, la méditation de Paul sur l’amour précède de peu sa réflexion sur la résurrection.  « Fol ce que tu sèmes ne cueille point de vigueur, sinon qu’il soit mort au paravant. »[342] appelle Jn 12,24, « si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance » (TOB). Nous avons donc choisi de nous attacher au fruit porté par les locuteurs de ces langues, et de chercher quelles étaient les implications théologiques de cette fructification.

Dans un premier temps, au travers d’un exégèse théologique, nous espérons avoir montré combien la confusion des langues à Babel n’était pas si antinomique de l’effusion – exultation – des langues de la Pentecôte. Cette dernière, à la suite d’une lecture punitive de Gn 11, tend à y voir une dispersion linguistique, une figure du désordre. Or, des sociolinguistes, notamment, ont préféré y voir une condamnation d’un certain totalitarisme, d’une aspiration humaine à l’uniformité, une unité fétichisée, d’initiative humaine et non divine. Le pluralisme linguistique est voulu par Dieu. Cette volonté est la marque du Créateur susceptible d’intervenir en tout temps dans sa création et d’y susciter du nouveau ; cette volonté se manifeste sous la forme de l’Esprit, à l’œuvre dans le monde. Les langues apparaissent comme la marque du Dieu personnel et relationnel. Les langues minorisées trouvent en lui la figure du Tout-puissant capable d’autolimitation, d’un Dieu qui ne doit jamais être confondu avec César, bref d’un Dieu qui rappelle la dignité fondamentale de chaque créature de Dieu, appelée à se détacher des absolutismes.

            Cette bienveillance scripturaire à l’encontre des langues a conduit notre recherche à explorer la place des langues minorisées en lien avec trois figures ou trois manières de créer de la communauté (κοινωνία), tout d’abord les implications théologiques des langues en lien avec les personnes de la Trinité. Ensuite, nous avons abordé la même question en lien avec une κοινωνία comprise au prisme de l’universel. Puis, nous avons réduit le spectre de la relation au travers du thème du prochain. Dans les trois cas, nous pensons nous être intéressés au moteur de la relation. Notre second chapitre, intéressé à examiner comme les langues minorisées pouvaient s’ordonner à telle ou telle personne de la Trinité, est sans aucun doute la partie la plus spéculative. Partout Dieu est à l’œuvre, partout Dieu prend l’initiative. Interroger plus précisément les modes de relation entre les trois personnes du Dieu trine visait à abstraire quelque peu un principe que nous ne cessons par ailleurs de défendre comme fondamentalement, résolument incarné. Interroger l’universalisme – qui n’est pas exactement l’universel – permettait a contrario d’étudier une force propre à créer de la communauté où l’homme davantage que Dieu est à l’initiative. Nous avons vu les possibles effets délétères pour la diversité, vérifiant ce faisant que l’attrition du vivant, biologique ou linguistique, n’était le fait d’aucune entropie, d’aucune fatalité. Pour le dire à la façon d’Eberhard Jüngel, le monde tend de plus en plus à devenir ce que l’homme en fait[343]. Nous sommes donc revenus à un autre moteur propre à créer de la relation, et ultimement de la communauté, en scrutant une relation principielle, celle du prochain. Nous avons fait le choix de nous en tenir au déplacement radical opéré par la parabole du bon Samaritain. Les langues minorisées posent en effet d’une manière particulièrement subtile la question du même et de l’autre, de l’appropriation, d’une compréhension de l’autre qui n’est pas toujours la bienvenue. En raison de la situation de vulnérabilité de leurs locuteurs, de la possible disparition de la communauté qu’elles expriment et qu’elles permettent, ces langues déjouent, et ce faisant nous rappellent, ce que nous avons à gagner à ne pas nous comprendre. Si nous avons parfois dit que les langues ne servent pas premièrement à communiquer, c’est aussi pour y insister : on a parfois tout à gagner à s’avouer qu’on ne se comprend pas, à reconnaître liminairement que nous ne mettons pas les mêmes réalités derrière les mêmes mots. Comment conserver dans, et pour le dialogue, ce que chaque tradition a de concret et ne doit pas être effacé par l’illusion d’un vocable ou de notions communes ? Une première réponse serait de toujours rappeler comme préambule, avant chaque dialogue, combien, selon le mot de Pascal, nous sommes en situation de nous entretromper. C’est sans doute là un préalable à un second temps qui pourrait être celui où faire communauté peut se faire en cherchant à s’accorder « sur la dimension de l’espace de variations à l’intérieur duquel nous reconnaissons que nos désaccords sont bien les nôtres »[344]. La notion de variation n’est jamais très loin.

            Enfin, nous avons voulu traiter la question de la diversité des langues sous un horizon eschatologique. Quel sens peut-on bien accorder à la variation face à ce qui est présenti comme la résolution ultime ? Nous abordons la dimension eschatologique au travers de la notion d’espérance, laquelle nous ramène, nous semble-t-il, inéluctablement au monde, perçu non plus comme lieu de l’implacable, mais temps de l’action. L’eschatologie permet de mettre en tension l’agir humain et nous conduit à revenir à un point de départ, mais changés ou soutenus par l’espérance. Suivant Charles Matthewes dans sa compréhension d’une espérance qui nous implique dans le monde qu’elle change, nous avons envisagé comment le maintien de la diversité linguistique – toujours pensée à partir des langues minorisées – s’inscrit dans cette arène publique où l’espérance nous conduit, et où l’espérance nous garde : « Nous savons que l'espérance nous changera, d'une manière que nous ne comprenons pas pleinement, et en fait d'une manière que nous ne souhaitons pas, à l'heure actuelle, pleinement comprendre, et encore moins subir. »[345]

En fin de compte, nous avons essayé de montrer comment la diversité linguistique, et le fait linguistique fondamental que représente la variation, pouvaient être compris comme relevant du dévoilement de Dieu. Davantage qu’un exemple limite, nous croyons que l’exemple des langues minorisées s’imposait comme exemple concret d’une incarnation de la Parole. Qu’il n’y ait toutefois pas de malentendu. Certes, notre recherche peut être comprise comme tombant sous la catégorie de question « où est Dieu ? »[346]. À la manière du jugement porté par Claude Geffré[347] sur les religions du monde, lequel nous a accompagné tout au long de cette recherche, nous pourrions répondre en portant un jugement positif sur les langues du monde. Nous pourrions même, avec toutes les réticences qu’il convient à une théologie protestante, ou en dépit d’elle, les reconnaître comme étant au service de la révélation[348]. Nous pourrions ajouter : toute la diversité n’est pas Dieu[349]. Disons mieux : rien de la diversité n’est Dieu, pas plus que Dieu ne serait dans l’asymétrie ou dans la dissonance. Et si nous disons que le multiple est, sinon le mode d’expression privilegié de l’Un, un de ses modes d’expression, pour autant, nous ne disons pas que toute diversité est mode d’expression de l’Un.  Nous avons aussi vu que la variation chez les humains n’est pas comparable à celle de la nature : comme le souligne l’Écriture, les humains sont tous frères. La variation linguistique prend dès lors une signification particulière. Dieu veut le multiple. Les langues minorisées contribuent à la nouvelle et perpétuelle création que Dieu suscite dans notre présent. Le langage fait face, certes, à l’inadéquation radicale de toute langue pour parler de l’indicible Dieu. Mais le silence est lui-même inadéquat comme le soulignait Eberhard Jüngel[350]

Toutefois cette recherche, de notre part première approximation comme approche frontale de la question des langues minorisées dans ses implications théologiques, vise moins –et même pas du tout– à la métaphysique ou à la théologie naturelle, qu’à attirer l’attention sur un principe créateur, la variation, parfois perçu comme signe d’imperfection. Voir dans la diversité linguistique, comme dans la diversité religieuse, une richesse, reflet de l’Esprit et de son foisonnement créatif, c’est rappeler la dignité foncière de chacun de nous lorsqu’il/elle est moqué·e pour une usage linguistique, la persévérance d’un mode de vie. Il convient de rappeler que les ramifications de ces questions ne sont pas anecdotiques, mais touchent au final à l’honneur de Dieu, ou conduisent à renoncer aux virtualités et aux bienfaits de la création. Les langues minorisées conduisent à un décentrement de soi, sont le refuge d’une parole fragile, abritent une conscience de l’injustice vécue quotidiennement dans la frustration d’un mouvement spontané, et ô combien intime, celui de parler sa langue, désigner son environnement et les lieux familiers dans sa langue. Chaque langue minorisée devient pour les autres langues minorisées une marque de l’irréductibilité de toutes les autres, de chacune, en communion universelle. Les langues ne meurent pas de mort naturelle, mais « en dernière analyse, le meurtrier et la victime sont une seule personne. Nous ne pouvons concevoir l’unité de la race humaine que si nous pouvons concevoir, dans toute son horreur, la vérité de cette ultime équivalence. »[351] Il convient donc de refuser l’attrition des langues comme une fatalité et appliquer aux langues ce que Claude Geffré désigne comme « la responsabilité commune des religions quant à l’avenir de l’homme et à la sauvegarde de la planète Terre. »[352] Si la responsabilité de la théologie est de maintenir une langue vivante, non équivoque, mais pour autant jamais univoque, nous pouvons redire avec Jenson : « La théologie, c’est penser quoi dire pour dire l’Évangile. »[353] C’est dire : « Jésus-Christ ! », confession de foi, proclamation, et slogan qui récuse tous les fatalismes. C’est ce que rappelle Christopher Rowland « l’anthropologie théologique, informée par la pneumatologie, remet en cause le fatalisme »[354] et avec lui les raisons de désespérer ou de renoncer au changement. Cette vexation permanente des plus faibles, fussent-ils, aux yeux de certains, des vaincus ou des perdants, trouve un écho indéniable tant dans le récit biblique que dans le message que porte l’Église de Jésus-Christ, Église de toutes les langues (Ap 5,9).

Aussi peut-être est-il temps d’insister moins sur l’attrition des langues minorisées que sur leur présence aujourd’hui encore, à cette heure que nous nous représentons toujours plus comme une fin des temps. Dans ce fantasme apocalyptique, ce ne serait pas le moindre mérite de ces langues que d’être parvenues nombreuses et vivaces à la fin des temps, au même titre que les langues devenues hégémoniques. Dans le monde biblique, c’est au début du crépuscule que commence le nouveau jour. Dans les cieux incendiés du couchant, d’un crépuscule à une aube, d’une Pentecôte à l’autre, puissions-nous continuer de voir en la création le déjà-là du Royaume.

 

 


 

Bibliographie

Commentaires

 

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Monographies

 

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[1] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne [1559], t. 3, III, 25, 3, éd. Jean-Daniel Benoît, Paris, Vrin, 1960, p. 478. 

[2] Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, trad. Antoine Berman, Paris, Seuil, 1999, p. 85.

[3] Aimé Césaire, « Lettre à Maurice Thorez » [24 octobre 1956], Paris, Présence africaine, 1956, p. 16.

[4] Nous utiliserons la notion de variation linguistique comme donné empirique. Les langues varient « dans le temps (diachronie), dans l’espace (diatropie), dans la société (diastratie) et selon les situations communicatives (diaphasie) ». GLESSEN Martin, KABATEK Johannes, VÖLKER Harald, « Repenser la variation linguistique – repenser la linguistique variationnelle », in ID. (éd.), Repenser la variation linguistique, Strasbourg, Éditions de Linguistique et de Philologie, 2018, p. 3. Nous partons de l’idée que « la variation est inhérente au langage, c’est-à-dire constitutive de celui-ci et non un simple fait de parole. » (Ibid., pp. 4-5.).

[5] Pour une définition plus précise voir le Diccionari de sociolingüística : « Une langue qui, bien qu’étant la langue maternelle de la majorité de la population autochtone, souffre d’une restriction de ses domaines et de ses fonctions d’usage sur un territoire donné, de telle sorte qu’elle ne sert pas ou n’est pas nécessaire pour la majorité des occasions ou des domaines dans lesquels il est nécessaire d’utiliser la communication verbale. Une langue s’est minorisée par suite d’un processus de bilinguisation de sa communauté linguistique qui l’a conduit à une marginalisation ou une subordination linguistique. », Diccionari de sociolingüística, art. « Llengua minoritzada », Barcelone, Enciclopèdia catalana, 2001, p. 178 (ma traduction).

[6] Theodore Bibliander, De ratione communi omnium linguarum et literarum commentarius, éd. Hagit Amirav, Hans-Martin Kirn, Genève, Droz, 2011, p. xxiv : « In De ratione Bibliander treated the empirical plurality of languages in analogy to the plurality of religions in the world. The quest for a common ‘principle’ — in the sense of shared rules or a common structure — for all languages led consequently to the question of the hidden unity of all religions in shared basic convictions, for example, the belief in God’s creation of the world and his providence, which were expounded in the apologetical part at the end of De ratione. ».

[7] Raimon Panikkar, Le dialogue intrareligieux, tr. fr Josette Gennaoui, Paris, Aubier, 1985, p. 42. Pour une actualité des débats en lien avec le dialogue interreligieux et interculturel voir Christophe Chalamet, Élio Jaillet et Gabriele Palasciano (éd.), La théologie comparée. Vers un dialogue interreligieux et interculturel renouvelé ?, Genève, Labor et Fides, 2021.

[8] Ibid., p. 46. Les parenthèses sont de l’auteur.

[9] Patrick Sauzet, « Occitan : de l’importance d’être une langue », Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 2012, p. 88.

[10]Ibid. : « L’occitan est un cas d’école pour ce qui est du statut de langue. Il n’est défini par rien d’externe, géographie, histoire ou migrations de peuples. L’Occitanie n’est pas une île, ni même une péninsule. Elle n’a pas formé exactement un Royaume ou un État dont la langue serait le symbole ou la trace. Enfin l’occitan est comme on le sait une langue romane entourée de langues romanes : il n’est pas découpé (sauf sur le contact basque) par l’effet retour du contraste linguistique radical de parlers issus d’une autre famille linguistique. Une telle différence génétique forte ou radicale fait que, quelle que soit la variation interne du domaine basque ou du domaine breton, ils sont perçus malgré cette variation comme le domaine d’une autre langue et donc d’une langue (éventuellement méprisée ou rejetée, c’est une autre question). L’occitan en tant que langue n’est pas non plus porté extérieurement par une autre institution dont il serait l’expression ou le symbole, église, parti ou mouvement de libération. Pour revenir à la formule citée d’entrée, l’occitan n’a pas de Navy ou d’équivalent de Navy, c’est en ce sens que je l’ai qualifié de "langue nue" (Sauzet 2008). ».

[11] La théologienne Grace Ji-Sun Kim souligne particulièrement ce lien entre langue et visibilité. Cf notamment Grace Ji-Sun Kim, Invisible: Theology and the Experience of Asian American Women, Minneapolis, Fortress Press, 2021.

[12] Alain Badiou a ainsi décrié l’intérêt porté aux questions linguistiques (le « tournant linguistique ») « comme un abandon du souci philosophique des vérités […]. Pour Badiou, l’obsession de la médiation culturelle [cultural mediations] inaugure un relativisme politiquement et éthiquement handicapant. », Steven Shakespeare, « Language », in Nicholas Adams, George Pattison, Graham Ward (éd.), The Oxford Handbook of Theology and Modern European Thought, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 106 (ma traduction). Cf Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 2018. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2012.

[13] Le terme « absolu » renvoie au débat du XIXe siècle sur le caractère personnel ou absolu de Dieu, la théologie protestante ayant très clairement retenu la leçon de Ritschl d’un Dieu en relation avec sa créature. Cf Christophe Chalamet, Théologies dialectiques. Aux origines d’une révolution intellectuelle, Genève, Labor et Fides, 2013, p. 70 : « Si elle ne veut pas succomber à la tentation de la métaphysique et de la spéculation hégélienne, la théologie protestante doit cesser de parler de Dieu comme d’un être ‘absolu’ (‘séparé’, ab-solutus), ‘en soi’ et donc sans relation avec sa créature. ».

[14] Klauspeter Blaser, « L’Esprit », in André Birmelé, Pierre Bühler, Jean-Daniel Causse, Lucie Kaennel (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 292.

[15] Ibid.

[16] Le 16 novembre 1965 était signé le Pacte des catacombes de l’Église servante et pauvre. En écho à ce premier Pacte des catacombes, un document se présentant comme un pacte renouvelé, a été signé le 20 octobre 2019, lui aussi aux catacombes de Sainte Domitille à Rome, sous le titre de Pacte des Catacombes pour la maison commune : pour une Église au visage amazonien, pauvre et servante, prophétique et samaritaine.

[17] Voir la traduction française du document sur le site du service national Mission et migrations de la Conférence des évêques de France : https://mission-universelle.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/7/2019/10/Pacte-des-Catacombes-pour-la-Maison-commune.pdf (dernier accès : 19 janvier 2023).

[18] Pape François, « Exhortation apostolique post-synodale Querida Amazonia du Saint-Père François au peuple de Dieu et à toutes les personnes de bonne volonté », 2 février 2020, https://www.vatican.va/content/dam/francesco/pdf/apost_exhortations/documents/papa-francesco_esortazione-ap_20200202_querida-amazonia_fr.pdf (dernier accès : 19 janvier 2023).

[19] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 106.

[20] Ibid., p. 63.

[21] Thomas Römer, « Milieux bibliques », in L’annuaire du Collège de France [En ligne], 113 | 2014, mis en ligne le 15 août 2014 https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/2480, p. 406. (dernier accès :  19 juin 2022).

[22] John Kessler, « Creation Theology », in Old Testament Theology, Waco, Baylor University Press, 2013, p. 170.

[23] Matthias Albani, «Monotheism in Isaiah», in Lena-Sofia Tiemeyer, The Oxford Handbook of Isaiah, Oxford University Press, 2021, p. 225 : « The creation theology in Deutero-Isaiah is not an end in itself but the means to prove YHWH’s power over history ».

[24] Thomas Römer, « Milieux bibliques », p. 406.

[25] André Wénin, « La nourriture carnée – Réflexions à partir de la Torah », Communio n° 259 (2018), p. 56.

[26] Ibid., 51.

[27] Ibid., p. 52.

[28] Ibid., p. 54.

[29] Paul Beauchamp,‌ Testament biblique,‌ Bayard,‌ Paris, ‌2001,‌ p. 27 ; cité par André Wénin, « La nourriture carnée », p. 54.

[30] Thomas Römer, « Milieux bibliques », p. 406.

[31] David M. Carr, Genesis 1-11 IECOT, Stuttgart, Kohlhammer, 2021, p. 991 n 5a. Le mot peuple, Volk en allemand, n’est pas en soi un terme progressif, néanmoins : « Il est légitime de parler de peuple à propos de cet ensemble, pour autant qu’il n’a pas droit à la considération dont jouit, aux yeux de l’État, le peuple officiel. » Badiou y inclut aussi bien « le noyau dur de la masse inexistante » que les peuples en lutte pour obtenir le statut de nation dans le cadre d’une lutte décoloniale. Voir notamment Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple », in Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Jacques Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique édition, 2013, p. 18.

[32] NBS, édition d’étude, Gn 10, note 10,1, p. 37.

[33] Markus Witte, « Völkertafel », in WiBiLex, article publié en juillet 2011, dernière version du 20 août 2018, (dernier accès : 19 juin 2022), https://www.bibelwissenschaft.de/stichwort/34251/.

[34] David M. Carr, Genesis 1–11, pp. 293-294.

[35] Ibid., p. 308.

[36] Ibid., p. 308, n. 56.

[37] Ibid.

[38] Thomas Römer, « Milieux bibliques », p. 406 : « La différenciation selon les langues va de pair avec l’installation de groupes humains en différents endroits. Entre Gn 9 et 11, la Bible hébraïque a conservé trois récits contradictoires : Gn 9,18-27 (« L’ivresse de Noé ») qui introduit une séparation et une hiérarchisation parmi les fils de Noé ; Gn 10 (« La table des nations ») et, en Gn 11,1-9, l’histoire/le récit de la « tour de Babel ». Le texte le plus neutre est celui de Gn 10 : une liste généalogique comportant un nombre impressionnant de noms dont certains résistent encore à l’explication. Dans sa forme actuelle, le texte est confus ; il le devient moins lorsqu’on se rend compte que, sous cette forme, il combine des éléments « P » et des éléments non-P. ».

[39] Ibid.

[40] Albert de Pury, Thomas Römer, Konrad Scmid, L’Ancien Testament commenté. La Genèse, Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2016, p. 66.

[41] Ibid.

[42] Thomas Römer, « Milieux bibliques », p. 407.

[43] David M. Carr, Genesis 1–11, p. 330.

[44] Le grec ancien χέω, verser, correspond au sanskrit जुहोति (juhóti) et au latin latin fundō. Les suffixes συν- et cum- ont les mêmes valeurs en grec comme en latin, notamment comme intensif.

[45] David M. Carr, Genesis 1–11, p. 314; notes 4b et 8a p. 315.

[46] Ibid., note 8a p. 315.

[47] Ibid., p. 332, Le commentateur renvoie ici à Josèphe Ant. 1.113-114 ; mais aussi au Pseudo-Philon 4,7 ; 6,13-14 ; et enfin Philon QG 2,82.

[48] Ibid.

[49] Ibid., p. 333. Le commentateur va même plus loin, en soulignant que le texte, en un sens, prêterait davantage le flanc à une critique de la « tyrannie démocratique d’un collectif international (p. ex. les Nations Unies), cf p. 332.

[50] David M. Carr, Acts: A Commentary, p. 333.

[51] Ibid.

[52] Ibid., p. 332.

[53] Carl R. Holladay, Acts: A Commentary (The New Testament Library) Louisville, Westminster, 2016, p. 94.

[54] Craig S. Keener, « The First Outpouring of the Spirit (1:1–2:47). A Reversal of Babel (Gen 11:1-9) » in Craig S. Keener, Acts: An Exegetical Commentary, vol. 1: Introduction and 1:1-2:47, Grand Rapids, Baker Academic, 2012, p. 842.

[55] Carl R. Holladay, Acts: A Commentary, p. 65.

[56] Ibid., p. 89.

[57] Ibid., p. 66.

[58] Ibid.

[59] Carl R. Holladay, Acts: A Commentary, p. 92 : « The apostles’ ability to speak in other languages[…] should be distinguished from the ecstatic, unintelligible speech in  1 Cor 12-14. ».

[60] Frédéric Martin Les mots grecs, Paris, Hachette, (1937) 1990, p. 76.

[61] Ibid.

[62] Ibid.

[63] Lamin Sanneh disait de la traduction qu’elle était la vraie langue du christianisme. Lamin Sanneh, Whose Religion is Christianity? The Gospel Beyond the West, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmans, 2003, p. 97. Le théologien de Yale a, par ailleurs, souligné la contribution de la mission à la préservation des langues autochtones, cf Id., Translating the Message: The Missionary Impact on Culture, New York, Orbis Books, 1989).

[64]Dante Alighieri, De l’éloquence en vulgaire, I, 1, 2, traduction et commentaires sous la dir. d’Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011, p. 73.

[65] Carl R. Holladay, Acts: A Commentary, p. 93 : « v. 5 suggests Jewish residents living in Jerusalem rather than Jewish pilgrims from outside Palestine who had come to Jerusalem for Passover and Pentecost. ».

[66] Martin Dibelius, Aufsätze zur Apostelgeschichte [1951], Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 51968, pp. 120-162.

[67] Andreas Dettwiler, Simon Butticaz, « Leçon 4: L’œuvre lucanienne (Lc-Ac) », relue par Anne-Catherine Baudoin, leçon du cours « Nouveau Testament Brevet 1. Introduction au Nouveau Testament », Université de Genève, 2020, p. 9. Les auteurs renvoient notamment à Eckhard Plümacher, « Die Apostelgeschichte als historische Monographie », in Jacob Kremer (éd.), Les Actes des Apôtres. Traditions, rédaction, théologie (BEThL 48), Gembloux/Leuven, Duculot/Leuven University Press, 1979, pp. 457-466.

[68] Liée aux notions de langue minorisée et de conflit linguistique, la notion de diglossie désigne le phénomène de monopolisation des usages de la langue par une langue extérieure, reléguant la langue autochtone à des usages définis, notamment dans des cercles restreints familiaux, professionnels, etc. C’est aussi dans ce sens que nous nous référerons à la notion de diglossie dans notre étude. Voir notamment José María Sánchez Carrión, « Bilingüismo, disglosia y contacto de lenguas », Anuario del Seminario de Filología Vasca Julio de Urquijo, vol. 8, nº 1, 1976.

[69] Craig S. Keener, Acts, p. 821 : « Far more problematic, Luke provides no implication that diglossia was in view or that one should expect the disciples to have spoken only Hebrew on this or another occasion. ».

[70] Carl R. Holladay, Acts, p. 95; à ce sujet, voir aussi Craig S. Keener, op. cit., p. 835.

[71] John P. Meier, « What language did Jesus speak? », in A Marginal Jew, vol. 1, New Haven/London, Yale University Press, 1991, pp. 255-268.

[72] John P. Meier, « Was Jesus illiterate? », in op. cit., pp. 268-278.

[73] Graydon Colville, « Faith comes by Hearing? About Oral Societies Faith comes by Hearing? About Oral Societies. Bible translation, Audio recordings and the missionary task », (dernier accès : 11 janvier 2023),  https://globalrecordings.net/en/about-oral-societies.

[74] UNESCO, « Oral traditions and expressions including language as a vehicle of the intangible cultural heritage », (dernier accès : 11 janvier 2023),  https://ich.unesco.org/en/oral-traditions-and-expressions-00053.

[75] Jens Schröter, Jésus de Nazareth. À la découverte de l’homme de Galilée, orig. Jesus von Nazaret, Juda aus Galiläa – Retter der Welt [2017], trad. Marianne David-Bourion et Gilles Sosnowski, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 101.

[76] Amos Yong, Beyond the Impasse. Toward a Pneumatological Theology of Religions, Grand Rapids/ Carlisle, Baker Academic/PaterNoster Press, 2003, p. 72.  

[77] Ibid.

[78] Dans le cas de Babel, l’empire en question serait alors l’empire mésopotamien, interprétation rejetée par l’exégète. Cf David M. Carr, Genesis 1–11, p. 332.

[79] Carl R. Holladay, Acts, p. 94.

[80] Patrick Sauzet, « L’occitan : langue immolée », in Geneviève Vermès (dir.), Vingt-cinq communautés linguistiques de la France, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 214 n. 2.

[81] Patrick Sauzet, « La diglossie, conflit ou tabou ? », p. 8.

[82] Ibid.

[83] Ibid.

[84] Ibid.

[85] Ibid., p. 5.

[86] Patrick Sauzet, « Occitan : de l’importance d’être une langue », p. 101.

[87] Ibid.

[88] Ibid.

[89] Daniel M. Carr, Genesis 1–11, p. 332.

[90] Ibid.

[91] Dominic Crossan, God & Empire, p. 28.

[92] Ibid.

[93] Dominic Crossan, Render Unto Caesar, p. 21 : « Caesar and God are not identified ».

[94] Ibid. : « If Caesar and God are neither identified nor equated, how are they associated, accommodated, adapted, assimilated, or acculturated to one another in the actual world in which we all live? ».

[95] Ibid. : « Notice that those five verbs represent the classic slippery slope toward full acculturation. ».

[96] Ibid. : « By that word I designate a deep integration in the surrounding culture so that you swim in it smoothly, unconsciously, and uncritically—like fish. ».  

[97] Ibid. : « Acculturation is the drag of normalcy, the lure of conformity, the curse of careerism that can—under certain leaders, in certain circumstances, at certain times and places—turn some of us into monsters, many of us into liars, and most of us into cowards. ».

[98] Ibid. : « The question of divine rule and human acculturation. ».

[99] Ibid.

[100] Adriana Destro, Mauro Pesce, « Jésus était-il un révolutionnaire politique ? », in Andreas Dettwiler (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève, Labor et Fides, 2017, pp. 218 et 222.

[101] Patrick Sauzet, « La diglossie, conflit ou tabou ? », p. 15.

[102] John Dominic Crossan, God & Empire, p. 60.

[103] Ibid.

[104] Robert S. McElvaine, Eve’s Seed: Biology, the Sexes, and the Course of History, New York, McGraw-Hill, 2001, p. 100; cité par Crossan, God & Empire, p. 61.

[105] David M. Carr, Genesis 1–11, p. 179 : « Abel’s death at the hand of Cain (4:8) represents the first instance of the human mortality which was proclaimed as inevitable at the end of the garden of Eden story (3:17-19, 22, 24). ».

[106] Patrick Sauzet, « La diglossie : conflit ou tabou », p. 15.

[107] Ibid., p. 16.

[108] Ibid. : Le thème de l’élection aléatoire « [se] retrouve en 1807 chez Jean-Julien Trélis, où [il] se développe d’un jeu de miroirs entre les deux langues : l’occitan reste à jamais l’image de la pureté naissante que le français a perdue, cette dernière langue offrant réciproquement l’image de la dégénérescence que n’aurait pas manqué de connaître l’occitan si le destin des langues avait été inverse. » ; cf Philippe Martel, « Jean-Julien Trélis : De l'idiome languedocien et de celui du Gard en particulier, édition du manuscrit », Lengas, n° 24 (1988), pp. 101-118.

[109] Ibid.

[110] Cf Joachim du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse [1549], éd. Francis Goyet, Olivier Millet et al., Paris, Champion, 2003.

[111] Les écoliers français ont longtemps appris qu’au Moyen-Âge la France était linguistiquement divisée entre la langue d’oïl au nord, et la langue d’oc au sud, ce qui donne à entendre que l’occitan n’est plus. Par ailleurs, Patrick Sauzet cite le poème La coumtesso (1866) où « Mistral élabore le conflit des deux langues comme un conflit de doubles. […] Les deux langues sont figurées par des soeurs. L’une règne sur le bien de l’autre qu’elle tient enfermée et fait passer pour morte » ; cf Patrick Sauzet, « La diglossie : conflit ou tabou », p. 15.

[112] David M. Carr, Genesis 1–11, p. 184.  

[113] Cette articulation entre violence et domination, en lien avec ce sol (אֲדָמָה Gn 4,2) dont Caïn est d’abord décrit comme un serviteur a été soulignée par l’exégèse écoféministe de Brigitte Kahl: « Eve chante avoir créé un "homme" (איש) plutôt qu’un enfant au début de l’histoire, un ‘homme’ qui commence par ‘servir’ (עבד) le sol mais finit par anticiper la crise écologique actuelle dans la façon dont il pollue le sol avec le sang de son frère, en détruisant sa relation avec lui (Gn 4,11-12). », Brigitte Kahl, « Fratricide and Ecocide: Rereading Genesis 2-4 », in Dieter Hessel et Larry Rasmussen (éd.), Earth Habitat: Eco-Injustice and the Church’s Response, Minneapolis, Fortress Press, 2001, p. 57; citée par David M. Carr, Genesis 1–11, p. 184.

[114] David Carr relève le caractère délibéré de l’acte de Caïn (Gn 4,8) : David M. Carr, Genesis 1–11, p. 165.

[115] John Dominic Crossan, God & Empire, p. 139.

[116] Patrick Sauzet, « Langue immolée », p. 244.

[117] Ibid.

[118] Ibid.

[119] Ibid.  p. 24.

[120] Guy Lasserre, Les sacrifices dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2022, p. 25 ; pour le perte de la relation avec YHWH et les implications du choix délibéré du meurtre par Caïn, nous renvoyons à Carr, Genesis 1–11, p. 165.

[121] Ibid.

[122] Jacques Dupuis, Vers une théologie du pluralisme religieux, Paris, Cerf, 1997, p. 297 : « Jésus scelle ainsi l’alliance avec les pauvres. ».

[123] Je cite ici la réponse de Bernard Vernières à une enquête menée par mes soins dans le cadre d’une RPD de Théologie Pratique, UNIGE, le 22 novembre 2021 : « Una lenga de paures conven melhor per celebrar la kenòsi del Vèrb. ».

[124] Aloysius Pieris, « Universality of Christianity? », p. 595 ; cité par Jacques Dupuis, op. cit., p. 297.

[125] Christopher Rowland, « Liberation Theology », in John Webster, Kathryn Tanner, Iain Torrance (éd.), The Oxford Handbook of Systematic Theology, New York, Oxford University Press, 2007, p. 650. 

[126] Ibid.

[127] Patrick Sauzet, « La diglossie, conflit ou tabou ? », p. 2.

[128] John B. Thompson, « Préface » [1990], trad. Émilie Colombani, préf. à Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2004, p. 7.

[129] Hubert Bost, Babel. Du texte au symbole, Genève, Labor et Fides, 1985, pp. 191–197.

[130] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 37.

[131] Claude Geffré compte la dimension dialogale au nombre des « approches nouvelles de l’universalité du christianisme », Claude Geffré, op. cit., p. 36 ; ou encore « C’est à partir […] de la manifestation de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth, qu’il faut faire la preuve du caractère non impérialiste et nécessairement dialogal du christianisme. », Ibid., p. 36.

[132] Ibid. : « […] l’œcuménisme interreligieux ne conduit pas nécessairement à l’indifférentisme ou au relativisme ; il n’a pas non plus un but uniquement pratique, à savoir une émulation réciproque entre les religions pour une contribution plus effective à une paix mondiale et à la sauvegarde de l’humain authentique. Il est une exigence de pensée dans la mesure où toute rencontre avec "l’autre" vraiment autre nous provoque à accepter les conséquences de notre historicité et à relativiser nos schémas de compréhension reçus. »

[133] Ibid., p. 62.

[134] « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. », Dt 6,5 ; TOB.

[135] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 62.

[136] Ibid.

[137] Ibid., p. 63. 

[138] Ibid., p. 64.

[139] Nous renvoyons volontiers à Nicolas de Cues, lequel semble envisager, dans une visée eschatologique, une subsistance non pas de la créature, mais de l’homme dans son unité, non pas intrinsèque, mais obtenue par le Christ. DE CUES Nicolas, De docta ignorantia, ROTTA Paolo (éd.), 1913, Bari, G. Laterza & Figli, p. 130 : « Sed si homo elevatur ad unitatem ipsius potentiae, ut non sit homo in se subsistens creatura, sed in unitate cum infinita potentia, non est illa potentia in creatura, sed in se ipsa terminata. » ; tr. fr. CAYE Pierre, LARRE David, MAGNARD Pierre, VENGEON Frédéric, Paris, Flammarion, 2013, p. 176 : « Mais si un homme est élevé jusqu’à l’unité avec cette puissance même, au point d’être une créature subsistant non pas en soi mais dans son unité à la puissance infinie, cette puissance n’est pas délimitée par la créature, mais par elle-même. ». Ou encore ID., op. cit., p. 133 : « […] omnis creatura in ipsa humanitate summa et perfectissima universaliter omnia creabilia complicanti, ut sit omnis plenitudo ipsum inhabitans » que nous rendons à partir d’éd. fr. modifiée  « Toute créature [existe] en cette très suprême et très parfaite humanité qui embrasse de façon universelle tout ce qui est susceptible d’être créé, si bien qu’elle trouve en [Jésus] toute sa plénitude. ».

[140] Claude Geffré, op. cit., p. 62.

[141] Ibid.

[142] Ibid.

[143] Ibid.

[144] Ibid., p. 35 : « Le religieux est radicalement pluriel. ». Face à l’affirmation de Geffré, on pourrait se risquer à affirmer que là où le religieux est radicalement pluriel, le langage tend naturellement à s’uniformiser, à se vouloir langue unique.

[145]André Gounelle, « Religion », in Vocabulaire théologique [en ligne], (dernier accès : 19 juin 2022), http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/religion.php.

[146] Claude Geffré, op. cit. p. 55.

[147] Sur le motif mythologique et la notion de Chaoskampf, mis en évidence par la thèse de GUNKEL Hermann, Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, 1895, voir SCURLOCK JoAnn, BEAL Richard H., Creation and Chaos: A Reconsideration of Hermann Gunkel's Chaoskampf Hypothesis, Penn State University Press, Eisenbrauns, 2013.

[148] Claude Geffré, op cit., p. 62.

[149] Sur l’autorité de l’Écriture, voir notamment Robert W. Jenson, Systematic Theology, vol. 1, Oxford/New York, Oxford University Press, 1997, pp. 23-41.

[150] Paul Tillich, Systematic Theology, vol. 3, Chicago, The University of Chicago Press, 1963, p. 6 : « Protestant systematic theology must take into consideration the present, more affirmative relation between Catholicism and Protestantism. Contemporary theology must consider the fact that Reformation was not only a religious gain but also a religious loss. Although my system is very outspoken in its emphasis on the “Protestant principle”, it has not ignored the demand that the “Catholic substance” be united with it, as the section on the church, one the longest in the whole system, shows. »; voir aussi Paul Tillich, Substance catholique et principe protestant, Genève/Paris/Laval, Labor et Fides/Cerf/Presses de l’Université de Laval, 1996.

[151] Paul Tillich, « L’idée d’une théologie de la culture », dans ID., La dimension religieuse de la culture, Genève/Paris/Laval, Labor et Fides/Cerf /Presses de l’Université de Laval, 1990, p. 34.

[152] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 84.

[153] Langdon Gilkey, « Tillich: The Master of Mediation », in Charles Kegley (éd.), in The Theology of Paul Tillich, New York, The Pilgrim Press, p. 49.

[154] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 52.

[155] Ibid., p. 49.

[156] Geffré rappelle que pour Karl Barth la question, par exemple, d’un pluralisme religieux de facto ou de jure était « question théologique vaine car l’Écriture ne fournit pas de réponse à une telle énigme. », Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 47.

[157] Ibid., p. 63 : « Certes, comme les cultures, les religions sont sous le signe de l’ambigüité. ».

[158] Thomas Römer, « Milieux bibliques », p. 406

[159] Robert W. Jenson, Systematic Theology, vol. 2, p. 63 : « How does our discourse ever get started? ».

[160] Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a 2ae Q 176, Paris, Cerf, 1985, pp. 1004-1007.

[161] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne [1559], t. 3, III, 25, 3, Jean-Daniel Benoît (éd.), Paris, Vrin, 1960, p. 477 : « Pourquoy Jésus-Christ n’a-il plustost fait les monstres et triomphes de sa victoire, au milieu du temple et aux places publiques ? Pourquoy ne s’est-il présenté redoutable en majesté devant les yeux de Pilate ? Pourquoy ne s’est-il monstré vivant aux Sacrificateurs, et à toute la ville de Jérusalem ? ».

[162] Thomas d’Aquin, Somme théologique, p. 1005.

[163] Ibid.

[164] Ibid.

[165] Ibid., p. 1006 : « Le don de la prophétie fait connaître les réalités elles-mêmes. ».

[166] Ibid. : « Celui qui parle en langues ‘ne parle pas aux hommes’, parce qu'il ne s'adresse pas à leur intelligence ou ne s'exprime pas pour leur utilité ; mais il ne s'adresse qu’à l'intelligence de Dieu et ne s'exprime que pour sa gloire. Par la prophétie, au contraire, l'homme se tourne vers Dieu et vers le prochain ; c'est pourquoi elle est un don plus parfait. ».

[167] Ibid.

[168] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 89 ; Zumstein ne dit pas autre chose : « Ce terme Logos est connu aussi bien de la tradition vétérotestamentaire juive que du monde hellénistique et, dans cet environnement complexe, il désigne une des façons dont Dieu se manifeste. […] le visage de Dieu pour le monde est subsumé dans la notion de Logos. », Jean Zumstein, L’évangile selon Saint Jean, p. 56.

[169] « Le Logos était Dieu » (θεὸς ἦν ὁ λόγος ; Jn 1,1).

[170] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Zweisprachige Ausgabe französich-deutsch mit Einleitung, Anmerkungen und Kommentar, éd. Peter Wunderli, Göttingen, Narr Verlag, 2013, p. 396.

[171] Ibid.

[172] Ibid.

[173] Ibid.

[174] Jules Ronjat, Le développement du langage observé chez l’enfant bilingue, éd. Pierre Escudé, Francfort/Berne, Peter Lang, 2013, p. 38.

[175] Fernand Hallyn, Georges Jacques (éd.), « Aspects du paratexte », in Id., Introduction aux études littéraires, Delcroix–Hallyn (éd.), pp. 210-211 ; cité par Jean Zumstein, L’évangile selon saint Jean, p. 49.

[176] Jean Zumstein, L’évangile selon saint Jean, p. 50.

[177] Ibid.

[178] Voir à ce sujet Pierre Escudé, « Intégrations, ‘force d’intercourse’, identités », Essais 14 (2018), p. 34 : « L’un des effets terroristes de la langue est d’imposer un "esprit de clocher" en "force d’intercourse" : un dialecte/une langue s’impose aux autres au point de s’auto-sacraliser en langue haute, unique, universelle, et de dénier aux autres le statut même de langue, délégitimant leurs locuteurs, niant l’univers culturel véhiculé, interdisant toute transmission, toute conscience et toute mémoire d’une histoire, d’une littérature, d’un savoir savant ou populaire. ».

[179] Jean Zumstein, L’évangile selon saint Jean, p. 56 : « Tandis que le récit de Gn évoque la création du monde et de l’histoire par Dieu, le v. 1 parle du commencement avant le commencement. Ce n’est pas le rapport de Dieu au monde et aux êtres humains qui est au centre du propos, mais la relation de Dieu avec le Logos dans un commencement précédant la création. »

[180] Jean Zumstein, L’évangile selon saint Jean, pp. 56-57.

[181] Clifford Ando, « Augustine on Language », Revue des Études Augustiniennes 40 (1994), p. 45 : « Nous pouvons voir que les fréquentes expressions de défiance d’Augustin ne sont pas simplement des tropes rhétoriques mais aussi des déclarations de principes philosophiques, et que lorsqu’il affirme qu’il n’a rien dit de significatif en mots sur Dieu, il le pense. » (Ma traduction).

[182] Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, t. 2, Paris, Cerf, 31983, p. 13.

[183] Ibid., p. 14.

[184] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 51.

[185] Amos Yong, « On Binding, and Loosing, the Spirits: Navigating and Engaging a Spirit-Filled World », in Veli-Matti Kärkkäinen, Kirsteen Kim, Amos Yong (éd.), Interdisciplinary and Religio-Cultural Discourses on a Spirit-Filled World. Loosing the Spirits, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 2.

[186] Ibid.

[187] Amos Yong, cf supra.

[188] Dieter Zeller traduit διαίρεσις par Zuteilungen, soit l’idée d’une distribution par allocation, une attribution, et souligne que « le verbe διαιρεῖν au v. 11 suggère le premier sens, lequel inclut implicitement la différence ». L’exégète renvoie, en outre, à Ro 12,6, où Paul parle de dons différents (χαρίσματα διάφορα). Cf Dieter Zeller, Der erste Brief an die Korinther (KEK 5), Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2010, p. 389.

[189] Amos Yong, « On Binding, and Loosing, the Spirits: Navigating and Engaging a Spirit-Filled World », op. cit., p. 4.

[190] Ibid., p. 5.

[191] Wilhem von Humboldt, « Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts », in Id., Gesammelte Schriften, vol.VII, Albert Leitzmann (éd.), Berlin/Boston, De Gruyter, 1967, p. 53 : « Die Sprache ist das bildende Organ des Gedankens. » ; tr. fr. Pierre Caussat, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, Paris, Seuil, 1974, p. 192.

[192] Wilhem von Humboldt, « Sur l’étude compare des langues dans son rapport aux différentes époques du développement du langage » [1820], in ID., Sur le caractère national des langues, édition bilingue, Paris, Seuil, pp. 88-89 : « Das Wesen der Sprache besteht darin, die Materie der Erscheinungswelt in die Form der Gedanken zu gießen » ; trad. fr. Denis Thouard : « L’essence de la langue consiste à couler la matière du monde phénoménal dans la forme de la pensée. ».

[193] Christopher Rowland, « Liberation Theology », p. 648.

[194] Amos Yong, « On Binding, and Loosing, the Spirits: Navigating and Engaging in a Spirit-Filled World », p. 6.

[195] Ibid.

[196] Cf supra; Amos Yong, Beyond the Impasse, p. 73.  

[197] Διάλεκτος est un déverbal de διαλέγω : converser, s’entretenir. Amos Yong, en lien avec l’expérience de l’Esprit, parle ainsi de « richesse de cette conversation globale ». Cf Scott Daniels, New Creation Conversation, Season 2, épisode 21: « The Richness of That Global Conversation », in « Dr. Amos Yong on the Theology of the Holy Spirit and Thinking Theologically about Disability », 9 juillet 2021, 37’14, https://podcastaddict.com/episode/135254451, (dernier accès :  13 mars 2022).

[198] Ibid., p. 26.

[199] Amos Yong, Beyond the Impasse. Toward a Pneumatological Theology of Religions, Grand Rapids/ Carlisle, Baker Academic/PaterNoster Press, 2003, p. 73.  

[200] Pierre Escudé, “Intégrations, ‘force d’intercourse’, identités”, Essais 14 (2018), p. 17 : « Espace entre deux langues normées, qui va de l’agrammaticalité au translanguaging observé par Ofelia Garcia, cf « La langue française et les autres », L’Éducation bilingue en France. Politiques linguistiques, modèles et pratiques, Christine Hélot et Jürgen Erfurt (éd.), Lambert Lucas, 2016, p. 9-13. ».

[201] Cf supra.

[202] Claude Geffré, cf supra.

[203] Michel Quesnel, « État de la recherche sur Paul », in Andreas Dettwiler, Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat (dir.) Paul, une théologie en construction, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 29.

[204] Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 2015.

[205] Michel Quesnel distingue entre d’un côté le christianisme universaliste de Badiou et Aganben et de l’autre, à la faveur de Nietzsche, Jacob Taubes ou Didier Franck, une réflexion « à partir de la conception paulinienne du corps, en tant que corps physique et corps social » (Michel Quesnel, « État de la recherche sur Paul », pp. 30.-31).

[206] Ibid., p. 31.

[207] Ibid.

[208] Ibid., p. 38.

[209] Ibid.

[210] Alain Badiou parle notamment de « singularité universelle » ; cf Alain Badiou, Saint Paul, p. 16.

[211] Michel Quesnel, « État de la recherche sur Paul », p. 30.

[212] Alain Badiou évoque « un processus de fragmentation en identités fermées, et l’idéologie culturaliste qui accompagne cette fragmentation » ; cf Alain Badiou, Saint Paul, p. 12.

[213] Michel Quesnel, « État de la recherche sur Paul », p. 30.

[214] Dieter Zeller, Der erste Brief an die Korinther, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010, pp. 511-512.

[215] Ibid., p. 512.

[216] Pierre Bühler, « Pistes de travail », in André Birmelé, Pierre Bühler, Jean-Daniel Causse, Lucie Kaennel (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 469.

[217] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, pp. 46-47.

[218] Ibid., p. 39.

[219] Ibid.

[220] Ibid.

[221] Ibid.

[222] Wei Hua, « Pauline Pneumatology and the Chinese Rites », in Gene L. Green, Stephen T. Pardue, K. K. Yeo (éd.), The Spirit over the Earth. Pneumatology in the Majority World, Grand Rapids, Langham Global Library, 2016, p. 98 : « May the Spirit of God help the global church in China not to be ‘Christianity in China’, but to be ‘Chinese Christianity’. ».

[223] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 40.

[224] Ibid.

[225] Ibid.

[226] Amos Yong, Renewing Christian Theology Systematics for a Global Christianity, Waco, Baylor University Press, 2014, p. 19.

[227] Cf supra.

[228] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 68.

[229] Ce qui correspond notamment à la formulation de Jn 14,2 selon Jean Zumstein, L’évangile selon Saint Jean, vol. II, p. 60.

[230] Jacques Dupont, The Salvation of the Gentiles. Essays on the Acts of the Apostles, Mahwah, Paulist Press, 1979, p. 58 : « The Church was born universal » ; cité par Craig S. Keener, Acts, an Exegetical Commentary, p. 844.

[231] Christopher Rowland, « Liberation Theology », p. 648.

[232] Geffré renvoie à Hans Urs von Balthasar (Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 75) ; Hans Urs von Balthasar, De l’intégration, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, pp. 161-166.

[233] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 67.

[234] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 11.

[235] Pierre Gisel, Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019, pp. 195-196 : « L’enjeu est de casser un fantasme de totalisation, que ce soit en manière de connaissance ou de projet, projet pour l’humain ou projet délibérément social. Ce fut un rêve, et il s’est avéré non seulement impossible, mais en fin de compte illégitime ou trompeur, ayant conduit à un désastre, que ce soit sous l’effet de ses pulsions totalitaires – et le communisme n’en est qu’une illustration exacerbée – ou sous la forme d’un évidement. Il y eut un rêve de réconciliation, de chacun avec soi et avec tous, de l’humain et du monde, de l’humain et de ses idéaux, auparavant confisqués. Un rêve au fond fusionnel ou au moins d’homogénéité. ».

[236] Christopher Rowland, « Liberation Theology », pp. 647-648.

[237] Aimé Césaire, « Lettre à Maurice Thorez », cf supra.

[238] Robert W. Jenson, Systematic Theology, vol. 1, p. 25 ; Id., Théologie systématique, vol. 1, tr. Serge Wütrich, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 44 : « Croire que l’Église est encore l’Église, c’est croire à la présence et à la gouvernance de l’Esprit dans et par les structures historiquement continues de l’Église. ».

[239] Pierre Bühler, « L’étranger comme point de cristallisation de l’autre » [2015], in Id., Bewegende Begegnung. Rencontre interpellante. Aufsätze, Einmischungen, Predigten. Articles, interventions, prédications, Lucie Kaennel, Andreas Mauz, Franzisca Pilgram-Frühauf, Zurich/Genève, Theologischer Verlag Zürich/Labor et Fides, 2020, p. 71 : « Le défi de l’étranger [est aussi] un défi théologique ».

[240] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 95.

[241] Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, IV 691-698, éd. Frank Lestringant, Paris, Gallimard, 1995, p. 208.

[242] Jean-Claude Milner, « Le même unit-il ? Le séparé est-il un autre ? », Banquet de La Grasse, conférence du 11 août 2016, 30’30, https://www.youtube.com/watch?v=Bx4y7IYObdw&ab_channel=Banquetdelagrasse (dernier accès : 27 décembre 2022).

[243] La description prophétique du jugement dernier (Mt 25,31-46) invite à voir dans l’autre une figure du Seigneur, tandis que la parabole du bon Samaritain (Lc 10,29-37) définit le prochain non comme l’autre que nous rencontrons, mais le définit comme nous-même chaque fois que nous prenons en charge l’autre.

[244] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne [1541], t. 1, Genève, Droz, 2008, p. 189s. La connaissance de soi subordonnée à la connaissance de Dieu renvoie aussi à la question du tiers comme médiation que nous laissons ici de côté. Voir à ce sujet notamment Philippe Vallin, Le prochain comme tierce personne chez Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2000, lequel cite en exergue Aelred de Rievaulx : « Ecce ego et tu, et spero quod tertius inter nos Christus sit. ».

[245] Pierre Bühler, « L’étranger comme point de cristallisation de l’autre », p. 71.

[246] Ibid., n. 7.

[247] Martin Buber, Le chemin de l’homme d’après la doctrine hassidique, trad. Wolfgang Heumann, Paris, Éditions du Rocher, 1995, pp. 49-50.

[248] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 17.

[249] François Jullien, De l’universel. De l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Point, 2011, p. 220.

[250] Ibid.

[251] Ibid.

[252] Borges a offert au travers du « Musée de la rigueur scientifique » l’occasion d’une méditation sur l’abstraction et la réduction en évoquant un empire où « l’art de la cartographie fut poussé à une telle perfection » qu’on y établit une carte à l’échelle 1/1, si bien que le degré de précision entre la carte et le territoire revenait à ce que la carte recouvre le territoire. Dans le cadre sociolinguistique, peut-être pourrait-on dire que les parlers étaient et la carte et le territoire. Cf Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 1982, p.199.

[253] Paul Ricœur, « Le paradigme de la traduction » [1998], in De la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 32. Cf Hölderlin, « Aber das Eigene muß so gut gelernt sein, wie das Fremde. », Lettre du 4 décembre 1801 à Casimir Ulrich Böhlendorff, Sämtliche Werke und Briefe, Bd. II, München, Carl Hanser Verlag, 1981, pp. 926-929 ; Hölderlin, Œuvres, trad. Denise Naville, Paris, Gallimard, 1967, pp. 1003-1004.

[254] Jean-Luc Lamarre, « L’éducation cosmopolite : apprendre le propre, apprendre l’étranger », Le Télémaque, (2012/1) n° 4, p. 31-46.

[255] Cela fait des langues minorisées une figure du refoulé.

[256] Claude Geffré, op. cit., p. 38.

[257] Ibid.

[258] Ibid., p. 56.

[259] Les locuteurs qui apprennent une langue minorisée (néo-locuteurs) font face à la question de leur légitimité, laquelle est réservée aux locuteurs natifs. Cf James Costa, Kevin Petit Cahill, « Revitalisation linguistique », in Langage et société 2021/HS1, pp. 306-307 : les néo-locuteurs se retrouvent « fréquemment dans une situation d’illégitimité du fait de leur âge, de leur origine géographique (urbains vs ruraux) ou les variétés qu’ils utilisent, souvent marquées par le contact avec la langue dominante. ».

[260] Ibid.

[261] Patrick Sauzet, « Occitan : de l’importance d’être une langue », p. 103.

[262] Ibid. : « [L]a langue occitane propose à la fois la prise en compte de ce micro-local, et en outre son insertion dans une relation au monde spécifique, mais partageable, complexe et ouverte sur l’ensemble de l’humanité. […] On n’est au monde que dans une langue. Garder ouverte une manière d’être au monde qui exprime spécifiquement des lieux et les hommes qui les habitent et les ont habités, qui relie les contenus les plus humbles aux plus élaborés, cela mérite dès maintenant l’investissement de quelques-uns […]. Qui sait le prix qu’aura demain la possibilité de réinvestir une culture propre ? Il s’agit de maintenir le plus riche possible le fonctionnement d’une langue pour accueillir ceux qui redescendront déçus de la Tour de Babel. ».

[263] Nous empruntons ici la notion d’« universel dominateur » à Julia Christ, L’oubli de l’universel. Hegel critique du libéralisme, Paris, PUF, 2021, pp. 61s.

[264] Nous reprenons ici la division de Julia Christ entre modèle althussérien et modèle smithien.

[265] Julia Christ, L’oubli de l’universel, p. 6.

[266] Ibid., p. 31.

[267] Louis Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 1992, p. 288.

[268] Julia Christ, L’oubli de l’universel, p. 31.

[269] Louis Althusser, Sur la reproduction, p. 295.

[270] Julia Christ, L’oubli de l’universel, p. 33. Julia Christ cite l’illustration althussérienne : « Voici qui tu es : tu es Pierre ! Voici qu’elle est ton origine, tu as été créé par Dieu de toute éternité, bien que tu sois né en 1920 après Jésus-Christ ! Voici quelle est ta place dans le monde ! Voici ce que tu dois faire ! Moyennant quoi, si tu observes la loi d’amour, tu seras sauvé, toi, Pierre, et feras partie du Corps Glorieux du Christ ! etc. » (Louis Althusser, Sur la reproduction, p. 300).

[271] Julia Christ, L’oubli de l’universel, p. 178.

[272] Ibid., pp. 178-179.

[273] Jean-Claude Milner, L’universel en éclats, Paris, Verdier, 2016, p. 8 : « S’interroger sur l’universel, cela revient à s’interroger sur l’opérateur tout ».

[274] Perrine Simon-Nahume, « Le juif de Milner. Les juifs peuvent-ils sortir de l’histoire ? », Le Genre humain 2016/1-2 (N° 56-57), p. 596.

[275] De fait, Milner attribue à Alexandre et non à Paul le passage de l’universel à l’universalisme. (Milner, L’universel en éclats, pp. 71s).

[276] Tacite, Histoires, V, 4-5, trad. Burnouf.

[277] Jean-Claude Milner, L’universel en éclats, p. 117. 

[278] Ibid., p. 123.

[279] Ibid., p. 115: « Plus exactement, une formule de langue effleure la vérité, si elle est suffisamment puissante pour porter atteinte à l’opérateur tout. ».

[280] Pierre Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu (Genève, Labor et Fides, 20024), p. 232; voir aussi Matthias Konradt, Der Evangelium nach Matthäus (Göttingen/Bristol: Vandenhoeck & Ruprecht, 2015), 250: « [Die ka]naanäische Frau zeigt einen Glauben], der schon jetzt in Jesus nicht nur den Messias Israels erkennt, sondern den, der als Messias Israels der Heilsbringer auch für die Völker ist. ».

[281] Matthias Konradt, Der Evangelium nach Matthäus, p. 249. 

[282] Le reproche qui se fait entendre dans la chanson « Stéréotypes » du groupe Mauresca, c’est que la langue hégémonique réclame comme son patrimoine ce qu’elle a obtenu par droit de conquête, mais au lieu de se l’approprier, de faire sienne la langue occitane, elle la laisse dépérir : « Le tien c’est le tien mais le mien n’est pas crédible. » Question de la réversibilité ou de la réciprocité ? La question pourrait être : que fais-tu du mien ? Que fais-tu de ce que tu m’as pris ? J’ai fait de la langue que tu m’as imposée un bien propre, mais ce que tu m’as pris, tu ne te l’es pas approprié. Cf Mauresca, « Stéréotypes » [clip vidéo réalisé par Amic Bedel], 2008, https://www.youtube.com/watch?v=F2IHL0pNuJs&ab_channel=MaurescaFracasDub (dernier accès : 21 décembre 2022).

[283] Le mot voisin est le mot choisi pour traduire prochain à partir de Lv 19,18. Le locuteur en situation diglossique connaît bien la langue de son voisin. Il peut penser dans la langue de son voisin. Mais ce voisinage, cette proximité, est de nature à l’expulser lui-même de sa langue, à perdre tout à fait ce qui n’était pas à lui, à le rendre étranger à lui-même d’une manière qui n’est pas celle qu’offre la découverte d’une culture étrangère, mais d’une manière qui conduit à aliéner tout à fait le locuteur. De fait, le locuteur peut aller jusqu’à renoncer à transmettre ce qu’il avait reçu. Il se désengage alors d’un simulacre d’échange où il est devenu un maillon de la transmission de ce voisin.

[284] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, p. 95.

[285] Ibid.

[286] Ibid., p. 96.

[287] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 197.

[288] Ibid.

[289] Paul Ricœur, Autrement. Lecture d’autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas, Paris, PUF, 2006, p. 10-11.

[290] Ricœur, Autrement, p. 18 : « On n’en a jamais fini avec le dire autrement, c’est seulement dans les fissures de la solidité des corrélations dissimulantes qu’un écho du Dire se laisse entendre dans le dit—promesse de la possibilité de remonter du dit au Dire. ».

[291] Ibid., 19.

[292] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Librairie générale française, 1978, p. 142 : « La proximité n’entre pas dans ce temps commun des horloges qui rend possible les rendez-vous. Elle est dérangement. ».

[293] Augustin d’Hippone, « Sermo CXVII », in Opera omnia, éd. Jacques-Paul Migne, Paris, Garnier, 1865, p. 663 (PL 38, pp. 661-671) : « Si enim comprehendis, non est Deus. ».

[294] Ricœur, Autrement, p. 20.

[295] Ibid., 25 : « La détresse du discours [de Levinas] est encore aggravé par le rejet et le déni de toute solution ‘théologique, apaisante ou consolante’. ».

[296] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 176.

[297] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 175.

[298] Paul Ricœur, Autrement, p. 26 : « C’est en cela que l’expiation n’est pas le rachat. ».

[299] Le vers de Mistral, « Seigneur, détachez ma langue », est une libre adaptation du v. 16 du Ps 51 (50) : « O Dieu, Dieu de mon salut, délivre-moi du sang, et ma langue criera »), Frédéric Mistral, « Saume L Miserere mei, Deus » [1856], Œuvres poétiques complètes, t. II, éd. Pierre Rollet, Aix-en-Provence, Ramoun Berenguié, 1966, p. 391.

[300] Le texte grec γλῶσσαι, παύσονται (1 Co 13,8c) est rendu par « les langues cesseront » (Osty), aussi « cessaràn » (Roqueta-Larzac), « se tairont » (NBS, BJ), « s’assiaudiràn » (Cubaynes), « prendront fin » (TOB). En contraste avec l’amour qui ne faillit jamais, on pourrait aussi bien dire « las lengas faliràn ».

[301] Dieter Zeller, Der erste Brief an die Korinther, 415: « Doch soll auch dieses abgehobene Reden in der Vollendung aufhören. Warum? Das lässt sich nur aus dem Folgenden erahnen: Es wird ersetzt durch etwas Vollkommeneres, bei dem die Kommunikation der Sprache nicht mehr bedarf. ».

[302] Kurt Mueller-Vollmer, Markus Messling, « Wilhelm von Humboldt », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2017 Edition), éd. Edward N. Zalta; https://plato.stanford.edu/entries/wilhelm-humboldt/ (dernier accès :  2 octobre 2021) : « Humboldt viewed the function of language as not limited simply to representing or communicating existing ideas and concepts but as the “formative organ of thought” (das bildende Organ des Gedankens, GS Vol 6: 152) and thus instrumental also in the production of new concepts that would not come into being without it. ».

[303] Wolfhart Pannenberg, Theologie und Reich Gottes, Gütersloh, Mohn, 1971 ; cité par André Birmelé, « L’eschatologie », in André Birmelé, Pierre Bühler, Jean-Daniel Causse et Lucie Kaennel (éd.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 390.

[304] Cf supra.

[305] Pierre Theilhard de Chardin, « Lettre du 12 octobre 1951 », in Lettres intimes de Teilhard de Chardin, introduction et notes d’Henri de Lubac, Aubier-Montaigne, 1974 : « Depuis mon enfance, ma vie spirituelle n’a pas cessé d’être complètement dominée par une sorte de “sentiment” profond de la réalité organique du Monde ; sentiment originairement assez vague dans mon esprit et dans mon cœur – mais graduellement devenu, avec les années, sens précis et envahissant d’une convergence générale sur soi de l’Univers ; cette convergence coïncidant et culminant à son sommet, avec Celui in quo omnia constant, que le Ciel m’a appris à aimer. ».

[306] Mt 6,5 : Ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἀπέχουσιν τὸν μισθὸν αὐτῶν.

[307] Raimon Panikkar, Le discours intrareligieux, p. 144.

[308] Ibid.

[309] Citation non documentée, régulièrement attribuée en français à Kierkegaard, à la différence de la méditation de Kierkegaard sur le tombeau vide cf Søren Kierkegaard, Entweder-Oder, Michael Holzinger, Berliner Ausgabe, 2013, pp. 207-210.

[310] Matthieu décrit le Père comme τέλειος, appelant les croyants à se mettre en conformité avec lui (Mt 5, 48 : Ἔσεσθε οὖν ὑμεῖς τέλειοι ὡς ὁ πατὴρ ὑμῶν ὁ οὐράνιος τέλειός ἐστιν.) Et on peut entendre Mt 24,14c (καὶ τότε ἥξει τὸ τέλος, « et alors le τέλος viendra ») comme se référant au retour de Jésus.

[311] Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, Paris, Cerf, 19834, p. 13 : « L’eschatologie chrétienne ne parle pas [du futur en tant que tel]. […] L’eschatologie chrétienne parle de Jésus-Christ et de son [futur]. » (Nous choisissons ici de rendre ‘Zukunft’ par ‘futur’, les traducteurs français ayant fait le choix de le rendre par avenir.).

[312] Albert de Pury, Thomas Römer, Konrad Schmid, La Genèse, p. 26 : « […] le Dieu créateur peut recourir [à la figure absolue du chaos], si nécessaire, pour en faire l’instrument de la destruction de la terre habitable. ».

[313] Jürgen Moltmann, Théologie de l‘espérance, p. 12.

[314] Ibid.

[315] André Birmelé, « L’eschatologie », p. 376.

[316] Christopher Rowland, « Liberation Theology », p. 648 : « It is its hope for a better world which links liberation theology in general terms with the chiliastic tradition down the centuries […]. The legacy of Augustine’s City of God has been so pervasive in Christian doctrine that the view of a this-worldly hope has either been interpreted in other-worldly terms or simply pushed to the margins of the Christian tradition. ».

[317] Isabelle Ullern, Pierre Gisel (dir.), Penser en commun ? Un « rapport sans rapport ». Jean-Luc Nancy et Sarah Kofman lecteurs de Blanchot, Paris, Beauchesne, 2015, pp. 109-138.

[318] « Si quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle [καινὴ κτίσις]. Ce qui est ancien est passé : il y a là du nouveau » (2 Co 5,17 ; NBS). Voir aussi Ga 6, 15.

[319] Les idéologies de haine récupèrent volontiers et bien superficiellement ce qu’elles tiennent pour des marqueurs identitaires, tout en développant et mettant en œuvre une idéologie de l’homme nouveau (nazisme, fascisme), motif transversal des trois totalitarismes du XXe siècle en incluant le stalinisme. Le soupçon de fascisme dont leurs détracteurs se plaisent à entacher les cultures traditionnelles peut être renversé devant le constat que le fascisme valorise l’homme nouveau et finit toujours par faire table rase de l’existant pour s’installer. La valorisation de la tradition lors de la phase de séduction est la valorisation d’un récit national fantasmé, travesti, asservi à l’idéologie et ne peut séduire qu’une masse déjà dépossédée de son héritage. La description de la barbarie par Walter Benjamin repose sur la figure du constructeur, celui qui bâtit « sur du neuf ». Il ne s’agit pas ici du neuf familier dont est capable le langage, mais du neuf radical, celui qui promet un projet d’anéantissement, et à ce titre n’entretient aucun lien avec le passé sinon ses efforts pour en nier jusqu’à l’existence ; cf Walter Benjamin “Erfahrung und Armut” [1933], Gesammelte Schriften, vol. 2, Francfort, Suhrkamp, 1991, p. 213; « Walter Benjamin Expérience et pauvreté » [1933], trad. Philippe Beck et Berndt Steigler, Belin/Humensis, p. 7.

[320] Jürgen Moltmann, Théologie de l‘espérance, p. 331.

[321] Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Alle und Keinen, Kehl, Swan Buch-Vertrieb, 1994, p. 74 : «  Immer vernichtet, wer ein Schöpfer sein muss. ».

[322] Noam Chomsky, Le langage et la pensée, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2009, 47 ; Language and Mind, 3rd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2006, xiv, 10 and passim.

[323] Sur la compatibilité ou incompatibilité entre un Dieu de process et la question de la temporalité de Dieu chez Barth, nous renvoyons à Mark James Edwards, Christ is Time, Eugene, Wipf and Stock, 2022, 157-159.

[324] En revanche, le Dieu des possibles se présente précisément comme le Dieu de tous : « Je suis le Seigneur (YHWH), le Dieu de tous. Y a-t-il rien qui soit étonnant de ma part ? » (Jr 32, 27).

[325] Nous employons la notion au sens étroit de l’occitan benvolença, déverbal de benvoler, aimer quelqu’un, afin d’éviter toute idée de bienveillance. « O poder tot » (pouvoir tout) est à distinguer d’« o voler tot » (vouloir tout).

[326] Nous laissons ici de côté la notion de collaboration entendue en lien avec le débat de la justification, ainsi que le débat sur la possibilité pour l’homme de vouloir le bien. Nous nous concentrons sur l’intérêt pour Dieu de maintenir à l’ἔσχατον une relation non fusionnelle avec sa créature, dans l’hypothèse/l’espérance où l’ἔσχατον ne constitue pas l’anéantissement pur et simple de la personne.

[327] Sur la question des binômes dialectiques/paradoxes, comme sur celle du voilement et du dévoilement de Dieu dans sa révélation voir Christophe Chalamet, Théologies dialectiques, pp. 13s.

[328] Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance, p. 101.

[329] Ibid., p. 125 : « Dieu se révêle “lui-même” en “gardant à jamais son alliance et sa fidélité” (Ps 146,6) ».

[330] Eberhard Jüngel, Gottes Sein ist im Werden. Verantwortliche Rede vom Sein Gottes bei Karl Barth. Eine Paraphrase [1965], Tübingen, Mohr, 19864.

[331] André Birmelé, « L’eschatologie », pp. 393-394.

[332] Nous reprenons l’idée de Charles Mathewes, qui rend compte de l’espérance chrétienne de manière concrète en l’appliquant à la vie publique. Après avoir rappelé la nature profondément ambivalente de l’espérance (anesthésiant puissant, excitant irrépressible), il récuse les modèles autant conservateurs que libérationnistes, mais aussi les modèles d’équilibre entre les deux. L’objectif est de mieux comprendre le phénomène « espérance » au travers de ces deux caractéristiques, sa capacité à mobiliser et à générer de la vision. En fin de compte, notre espérance propre est secondaire. Ce qui prend le pas sur elle, c’est d’un côté notre réponse et de l’autre celui qui appelle (p. 245). La façon dont le monde peut changer (p. 244) se trouve sous un « jugement eschatologique radical » (p. 245), articulant ainsi immanence et transcendance. C’est précisément parce que l’espérance nous implique dans le monde qu’elle nous change : « Nous sommes, en quelque sorte, des personnes différentes de nous-mêmes quand nous espérons » (p. 246), faisant ainsi de l’espérance une manière d’habiter le monde. L’espérance provoque l’action, mais aussi invite à rejoindre cette espérance, ce que Mathewes appelle la valeur vocative de l’espérance (p. 247). Ce faisant, des éléments de distorsion existent. Notamment : « L’espérance ne promet pas que nos espoirs seront réalisés, mais plutôt que la volonté de Dieu sera accomplie. » (p. 251) Le compte rendu que Mathewes fait de la notion prend nettement forme face aux discours fermés auxquels la vie publique et politique confronte le croyant : « Plus directement, derrière chacun d’eux est une reconnaissance que notre monde est plus que ces systèmes l’autorisent à être. » (p. 254). Ou encore : « Les êtres humains et leurs actions transcendent leur pure littéralité, et l'espoir eschatologique des Églises émerge en partie à travers leur refus de prendre le système de l'État-nation avec un sérieux ultime. » (p. 255). Charles T. Mathewes, A Theology of Public Life, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 246 : « We are, in a way, different people when we hope. ».

[333] Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Léon Brunschvigg, Paris, GF-Flammarion, 1976, p. 81.

[334] Charles T. Mathewes, A Theology of Public Life, p. 257.

[335] Ibid., p. 258.

[336] Charles Wagner, L'Homme est une espérance de Dieu, Paris, Van Dieren, 2007, p. 167.

[337] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 95.

[338] Basile de Césarée, Homélies sur l’Hexaméron, I 8, 20–28, SC, Paris, Cerf, 1968, p. 121.

[339] Jakob Wirén, Hope and Otherness: Christian Eschatology and Interreligious Hospitality, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, 2018, p. 19 : « The particularist approach is a welcome response to some of the shortcomings of exclusivism, inclusivism, and pluralism, not least in terms of recognising differences between the religious traditions and thereby respecting the integrity of these traditions. But the strong emphasis on incommensurability and the metaphor of separate languages also raises questions about the possibility of people of different faiths actually being able to understand each other and to share experiences. A one-sided focus on differences prevents mutual exchanges as well as criticism and tends to isolate religious traditions from each other. ».

[340] Friedrich Schleiermacher, « Des différentes méthodes du traduire », trad. A. Berman, Paris, Seuil, 1999, p. 85.

[341] La locution « lenga del brèç » est récurrente en occitan.

[342] 1 Co 15,36, traduction de Jean Calvin, cf supra.

[343] Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, t. 1, tr. fr. Horst Hombourg (dir.), Paris, Cerf, 1983, p. 80.

[344] Paul Ricœur, « Envoi », in Les protestants face aux défis du XXIe siècle. Actes du colloque du 50e anniversaire du journal Réforme, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 152.

[345] Charles T. Mathewes, A Theology of Public Life, p. 258.

[346] Telle est la « question des temps modernes » selon Jüngel, c’est-à-dire la question de la fin de la métaphysique. Cf Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, pp. 52s.

[347] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 71.

[348] La question serait alors : Est-il possible d’accorder aux langues, particulièrement aux langues minorisées, un statut théologique proche de celui accordé par Karl Rahner aux religions ? cf Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 51.

[349] Nous renvoyons chez Amos Yong à ce que ce dernier qualifie de « théologie pentecôtiste des langues humaines », au sens d’une « théologie des langues humaines fondée sur Ac 2 ». Amos Yong, Renewing Christian Theology Systematics for a Global Christianity, Waco, Baylor University Press, 2014, p. 242 : « Encore une fois, cela ne veut pas dire que tous les aspects de toutes les religions sont rachetés, ni non plus que tous les aspects de chaque culture ou toutes les parties de chaque langue sont ainsi sanctifiés par l’Esprit. […] En attendant, cependant, chaque langue, culture et même tradition religieuse porte potentiellement, même de façon hésitante en raison de son caractère fini et déchu, le témoignage de celui à qui toutes choses seront finalement soumises. ».

[350] Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, t. 2, Paris, Cerf, 31983, p. 13.

[351] Eric Gans, cité par Jean Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Éditions Galilée, 1995, p. 11.

[352] Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, p. 35.

[353] Robert W. Jenson, Théologie systématique, p. 32.

[354] Christopher Rowland, « Liberation Theology », p. 648 : « The theological anthropology which is informed by pneumatology questions the fatalism of a view of human sinfulness which despairs of the possibility of change. ».

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