Qu’est-ce qui foire, et pourquoi ?
« C’est ça qui est dommage : ça commence souvent bien, et puis ça finit par merder. »
Quand on pense ça, on pense à quoi ?
À l’humanité, peut-être, qu’on imagine parfois bonne à l’origine, comme dans le mythe du bon sauvage. Une idée simpliste, mais sans doute moins trompeuse que le cliché d’une humanité toujours fractionnée en groupes homogènes, opposés les uns aux autres.
On pense aussi aux grandes inventions. Chaque fois, une promesse de libération. Et souvent, une vraie libération. La pénicilline. Les vaccins. L’électricité. L’Internet.
Et pourtant… pourquoi est-ce que ça finit toujours par déraper ?
Pourquoi tout semble-t-il déraper ? Une invention prometteuse tourne mal, une amitié s’effrite, une cause noble s’embourbe. C’est comme si une loi invisible faisait tout basculer, un peu comme la « déclinaison » dont parlait Lucrèce, ce philosophe romain. En théologie, on appelle ça le péché, et ça se résume en deux idées : rater la cible (son sens premier, comme un archer qui loupe) et être séparé de Dieu, une explication de pourquoi on déraille. Mais ce n’est pas juste un constat : ça nous pousse à voir qu’on a besoin de Dieu, de sa grâce, et que forcer le bien ou l’Évangile par nos propres moyens, comme certains prosélytes, est une erreur dangereuse. Alors, pourquoi tout foire, et pourquoi Dieu tolère-t-il ce péché ?
1. Rater la cible : quand on passe à côté
La notion de ‘péché’ vient de l’hébreu חֵטְא (ḥēṭ’) et du grec ἁμαρτία (hamartía) : manquer la cible. On le vit tous. On veut faire le bien – créer une entreprise écolo, aider les démunis, construire une relation solide –, mais ça coince. L’entreprise pollue pour rester compétitive, l’aide s’enlise dans la bureaucratie, la relation se brise sur un malentendu. Ce n’est pas qu’on est méchants, c’est qu’on rate, comme un archer maladroit. Tout le monde, croyant ou pas, peut reconnaître ce constat : nos projets portent une fragilité.
2. Séparés de Dieu : la racine du problème
Mais pourquoi rater ? Parce qu’on est séparés de Dieu, déconnectés de la source qui donne sens et cohérence. Paul Tillich, un théologien du XXe siècle, parlait d’aliénation : « Le péché, c’est notre séparation de Dieu, des autres et de nous-mêmes », écrivait-il. On est décentrés. Karl Barth va plus loin : tout ce qu’on fait seuls, même nos plus belles œuvres, est vicié. « Dieu est celui qui vient à nous, non celui que nous atteignons », disait-il. On ne peut pas imposer le bien, encore moins le Royaume ou l’Évangile, par nos propres forces. Eberhard Jüngel ajoute une clé : on foire parce qu’on a du mal à croire qu’on est déjà aimés. « Le péché, c’est refuser de vivre dans la justification », écrivait-il.
Les chrétiens appellent ça la chute, le péché originel (catholique) ou le péché ancestral (orthodoxe, en grec propatrikon hamartema). Ce sont des récits pour dire : depuis toujours, on s’éloigne de Dieu. Les protestants parlent du péché (au singulier, une condition) plutôt que des péchés (actes précis, comme dans le catéchisme catholique). Mais le message est clair : on a besoin de Dieu, pas de nos prouesses.
3. Pourquoi Dieu tolère-t-il le péché ?
Si le péché nous fait rater la cible, pourquoi Dieu le permet-il ? C’est une question profonde, et les théologiens nous aident à y répondre sans prétendre tout résoudre.
- Dieu respecte notre liberté : Forcer le bien, ce serait nous priver de choisir. Jürgen Moltmann, dans Le Dieu crucifié, écrit : « Le Dieu crucifié est le Dieu qui souffre avec nous. » Dieu ne supprime pas le péché d’un claquement de doigts, car il veut une relation libre avec nous, pas une obéissance robotique. Le péché existe parce que l’amour véritable implique la liberté, même celle de se tromper.
- Le péché, un chemin vers la grâce : Robert Jenson voit la vie comme une histoire : « L’histoire de Dieu avec nous intègre même nos péchés dans la promesse », disait-il. Le péché n’est pas une fin, mais un moment dans un récit plus grand. Dieu tolère le péché pour nous conduire à la grâce, à reconnaître qu’on ne peut pas tout faire seuls.
- Dieu entre dans nos échecs : Moltmann insiste : Dieu n’est pas un spectateur. Il souffre avec nous, sur la croix, dans chaque projet qui foire. Cette tolérance n’est pas de l’indifférence, mais une présence. Dieu nous rejoint dans nos ratés pour nous relever par la grâce.
Forcer l’Évangile ou le Royaume, comme certains prosélytes, c’est ignorer cette vérité : ce n’est pas nous qui construisons le salut, c’est Dieu qui le donne. Imposer le bien par la contrainte, c’est risquer de faire pire que le péché lui-même.
4. Vivre avec la grâce
Alors, comment avancer ? Reconnaître qu’on rate la cible, c’est déjà un pas vers l’humilité. Voici quelques pistes, ancrées dans l’espérance :
Vérifions nos cœurs : Agissons-nous pour Dieu et les autres, ou pour briller ? Le péché nous replie sur nous-mêmes, mais l’Esprit nous pousse vers autrui.
Acceptons nos limites : Le monde est chaotique, mais on peut ajuster le tir avec humilité, en se rappelant que la grâce n’est pas pour nous seuls.
Vivons de la grâce : Comme le disait Jüngel, croire qu’on est aimé change tout. La grâce n’est pas une récompense, c’est un don qui nous relève et nous envoie vers les autres, comme l’Esprit qui bâtit des ponts là où le péché creuse des fossés.
Persévérons dans l’espérance : Un projet qui foire n’est pas la fin. Une amitié brisée peut renaître, car la grâce nous relie. Une invention ratée inspire la suivante. Moltmann le dit : l’espérance naît dans l’échec, car Dieu est là. »
Conclusion (très temporaire)
La chute, le péché originel ou ancestral, ce sont des façons d’expliquer cette tendance. Mais Dieu tolère le péché non par indifférence, mais par amour : il respecte notre liberté, intègre nos échecs dans son histoire, et nous rejoint dans nos ratés. Tillich nous montre qu’on est décentrés, Barth qu’on ne peut pas faire sans Dieu, Jüngel qu’on doute d’être aimés, Moltmann que Dieu souffre avec nous, Jenson que tout s’inscrit dans un récit plus grand. Le péché, c’est louper le tir. La grâce, c’est Dieu qui nous tend la main pour tirer à nouveau. Alors, quand tout foire, souvenons-nous : on a besoin de Dieu, pas de nos exploits. Et c’est dans cette espérance qu’on avance, plus humbles, plus vivants.
Quelques références bibliques : Mc 10,18; Rm 3,12; Rm 3,23; Rm 7,19