Amour sous conditions ? (Mt 25,31-46)

Prédication prononcée le 18 avril 2024 à Saint-Martin-de-Vers (Haut-Quercy, Occitanie) à l’occasion d’un culte de maison

Lecture | Évangile selon Matthieu 25, 31-46[1]

31 Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s'assiéra sur son trône de gloire 32 et toutes les nations seront amenées devant lui; il séparera les uns des autres comme le berger sépare les brebis des boucs ; 33 il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.  34  Alors le roi dira à ceux de sa droite: venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde.  35  En effet, j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais étranger et vous m'avez recueilli,  36  nu et vous m'avez vêtu, souffrant et vous m'avez visité, j'étais en prison et vous êtes venus me voir.  37  Alors les justes lui répondront: Seigneur, quand l'avons-nous vu affamé et l'avons-nous nourri, ou assoiffé et t'avons-nous donné à boire ?  38  Quand t'avons-nous vu étranger et l'avons-nous recueilli, ou nu et l'avons-nous vêtu ?  39  Quand t'avons-nous vu souffrant ou en prison et sommes-nous venu vers toi ? 40 Alors le roi leur dira : je vous le déclare en vérité, pour autant que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi-même que vous l'avez fait.  41  Puis il dira à ceux de sa gauche: retirez-vous de ma présence, maudits, allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges.  42  En effet, j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire,  43  j'étais étranger et vous ne m'avez pas recueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, souffrant et en prison et vous ne m'avez pas visité.  44  Alors, eux aussi lui répondront: seigneur, quand l'avons- nous vu affamé, ou assoiffé, ou étranger, ou nu, ou souffrant ou en prison et ne t'avons-nous pas servi ?  45  Alors il leur répondra: je vous le déclare en vérité, pour autant que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait !  46  Et ceux-ci s'en iront à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle.

Prédication

Dieu nous aime-t-il ? Sommes-nous aimés de Dieu ? Nous avons je pense la réponse. Toujours est-il : qui voudra jouer à se faire peur trouvera de quoi dans notre passage. Est-ce que Dieu nous aime ? Je crois pouvoir répondre oui. Dieu nous aime-t-il de façon inconditionnelle ? Je devrais vous le dire à la fin, mais je vais vous le dire tout de suite : je répondrai oui. Mais d’abord, qu’entend-on par « inconditionnel » ? Ça veut dire : quoi que nous fassions. Voire, la phrase n’est pas belle, mais vous suivrez le cheminement : quoi que nous ne fassions pas —c’est l’enjeu de notre passage. Un amour inconditionnel, c’est un amour totalement découplé de nos actes, de nos gestes, y compris et surtout des gestes que nous n'aurons pas eus. C'est ça « inconditionnel ». Et alors là, notre passage, notre texte de ce jour… ça ne marche plus du tout.

Resituons : notre passage se situe juste après la parabole des dix vierges et celle des talents. Nous sommes juste avant le début de la passion. En Matthieu 25,34,40, Jésus parle indirectement de lui-même en tant que roi, tout comme il a parlé de lui-même comme le Christ en 23,10 [« Ne vous faites pas appeler docteurs, car un seul est votre docteur, le Christ (et 24,5 Beaucoup en effet viendront en se servant de mon nom, en disant : C’est moi qui suis le Christ ! »)]. Dans la passion, qui suit immédiatement, le sujet du royaume est à nouveau abordé (27,11, 29, 37, 42) et devient l'objet de moqueries. Si nous lisons ces versets dans leur contexte, l'utilisation du titre de roi en 25,34,40 souligne que ceux qui se moquent de Jésus et le font mettre à mort se moquent en réalité de celui qui sera leur juge. (Konradt) Et là il ne s’agit pas du tout d’amour inconditionnel. Ceux qui sont condamnés par le Juge le sont même pour ce qu’ils n’ont pas fait.

Alors, bien sûr, quand l'Écriture ne nous convient pas, nous pinaillons. Mais ce n’est quand même pas la solution. Il ne s'agit pas d'évacuer la Parole, de la mettre sous le boisseau pour apaiser nos craintes. Plus simplement, c’est aussi qu'il ne faut pas lire les textes à contresens. Or, qu'est-ce que notre passage n'est pas :

– On peut y voir une sorte d’apocalypse. Apocalypse vous le savez ça veut dire révélation. Plusieurs problèmes quand même. Les commentateurs ne sont pas d'accord ;

– On a voulu faire une lecture symbolique, Luther notamment : nous aurions d’un côté les chrétiens, ou les membres faibles et méprisés de l’Église, de l’autre les païens. D’autres encore ont vu ou des missionnaires ou les faibles parmi les missionnaires. Mais on voit bien que le texte a une portée universelle et ne se limite pas à l'Église ou à la communauté matthéenne. Au contraire, le texte semble d’un grand réalisme “réalisme matthéen” (Pierre Bonnard).

Ne voit-on pas – et je cite le commentaire de Pierre Bonnard – « le Fils de l’homme s[e] solidaris[er] avec ceux qui ont objectivement besoin de secours ». Quels qu’ils soient : ce ne sont pas ces affamés, ces étrangers, ces prisonniers plus que d’autres. « Le Fils de l’homme voit son frère dans tout misérable. Son amour de berger d’Israël prétend se solidariser avec toute la misère humaine dans son immensité et sa dernière profondeur. » [Fin de la citation] ;  

Cette prophétie, notre passage, sert ce but. Et ce n’est pas pour rien qu’il est le texte par excellence de la diaconie, du service. Certains sont allés jusqu'à dire que le christianisme l'a emporté dans les premiers siècles parce que leur manière de faire a étonné, interpelé le monde. Tout est donné, cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien à faire.

Un livre a fait date ces dernières années : Le don et la grâce Paul and the Gift, puis Paul and the Power of Grace de John Barclay. L’auteur y revient sur la notion de don dans l'antiquité, à la suite de travaux connus. Que nous dit-il ? Le don gratuit, pur, n'a pas de sens dans l'antiquité. Cela a une conséquence de taille : quand Paul parle de charis, de grâce —mais c'est le mot pour dire don— eh bien, nous ne pouvons pas projeter sur la pensée de Paul ce que nous y mettons aujourd'hui. Pas plus d’ailleurs ce que les débats du XVIe siècle ou les anciens débats entre catholiques et protestants sur la question.

L'économie du don est circulaire dans la pensée antique, nécessairement circulaire. Do ut des : je donne pour que tu donnes.

Tout est donné ne veut pas dire qu'il n'y a rien à faire. Il faut donc, selon Barclay, distinguer entre inconditionnel et inconditionné. Le don de Dieu est inconditionné, mais pas inconditionnel. Il appelle de nous une action, une action en retour. Il attend de ses serviteurs qu'il servent.

Amour inconditionné et amour inconditionnel

Je vais vous faire une confession : je crois, malgré tout, à l'amour inconditionnel de Dieu. J'en suis même certain. Pourquoi ?

Nous l’avons dit : ce passage il ne faut pas lui faire dire ce qu'il ne dit pas. Nous avons affaire à ce qu’on appelle une prophétie éthique. Une preuve : le diable et ses anges « Tandis que l'attribution du génitif est absente chez les condamnés (v. 41). Alors que le bien du Royaume de Dieu (cf. 5,3 ; 10 ; 20, etc.) est préparé pour les justes, et ce depuis le commencement du monde (v. 34), il n'y a pas de pendant à "depuis le commencement du monde" en v. 41, et le feu éternel n'est en réalité pas préparé pour les êtres humains, mais pour le diable (cf. Apocalypse 20,10) et ses anges. Cela met donc l'accent théologique sur la volonté de salut de Dieu. En même temps, cela insinue que les personnes qui entrent dans le feu éternel, contre la volonté de salut de Dieu, ont laissé leur pratique de vie être déterminée par le diable. » (Konradt)

Le jugement dernier n’est pas le sujet. Il est ce aui permet à Matthieu de faire cette prophétie éthique. De même que trente ou quarante ans auparavant le souci de Paul avait été la nécessité absolue, impérative de construire des communautés solides et de les doter d'une éthique —Que faire ? Que faut-il faire ? Quel service est attendu de nous ?— trente ou quarante ans après Paul, le souci du rédacteur de Matthieu est l’équipement moral des disciples. Ici, à la différence de Paul,  l’urgence inéluctable des œuvres, du service des frères, de la miséricorde active dans et hors de l’Église ne sont pas présentés par Matthieu comme les fruits de l’Esprit, mais comme des ordres positifs du Christ.

            Pour autant, les œuvres matthéennes ne sont pas les œuvres-de-la-loi condamnée par Paul. Les justes ne se font pas valoir : ils ignoraient qu’ils servaient le Fils de l’homme :

Alors oui, on se tromperait. On se tromperait dangereusement si l'on pensait que :
– Nous n'avons pas à servir ;

– Que nous n’avons pas à construire des communautés fortes ;
– Que nous n’avons pas à continuer à construire des modes d'être relationnels, réciproques, des modes tels qu'ils surprennent et étonnent un monde qui connaît le retour de la rumeur, de l'honneur, de la dette, de la vendetta, de la rancune tribale ou de la croyance en un Dieu tutélaire ou absolu.

« Dieu n'a pas d'autres mains que les nôtres. » (Thérèse d'Avilla, Wesley Bernanos?) Un peu plus tôt je vous ai fait une confession ; je vous la fais à nouveau : je crois quand même à l'amour inconditionnel de Dieu. J'en suis même certain. Amen


[1] Pierre Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu (CNT 2/1), Genève, Labor et Fides, (1963) 2002, p. 364.

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