L’Épiphanie
AT Es 60, 1-15
Épître 3, 1-13
NT Mt 2, 1-12
Prédication du 5 janvier 2025, Temple de Mérignac
La première lecture de ce jour nous donne à voir la gloire à venir de Jérusalem, appelée à se lever et à briller : littéralement « Lève-toi, brille, car ta lumière est venue et la gloire de YHWH a surgi sur toi. » Cette gloire, c’est le kavod. Dans l’AT, le mot kavod (כָּבוֹד) est souvent lié à la présence divine : cette gloire, manifestation visible et impressionnante révèle la sainteté, la majesté et la puissance de Dieu. Elle marque des moments clés dans la relation entre Dieu et son peuple. Ici la gloire resplendit sur le rasemblement des peuples au mont Sion. Pour sa part, l’Évangile de Matthieu nous raconte la visite des mages à « l’enfant » (Mt 2,11). Ce n’est déjà plus le nouveau-né que nous donne à l’auteur de Matthieu, pas non plus un scène de nativité. Dans cette maison où les mages entrent et voient l’enfant avec Marie, sa mère, Jésus n’est nommé ni par son nom ni par son titre rappelé un peu plus haut, celui de Messie d’Israël, mais nous comprenons que la communauté matthéenne est ici appelée, selon une compréhension judéo-chrétienne de l’Évangile, à reconnaître dans l’enfant le Messie d’Israël[1]. Enfin, nous avons lu un texte auquel on se réfère comme l’anamnèse de Paul. Selon les historien, l’Épître aux Éphésiens a été écrite avec l’arrière-fond d’un antagonisme entre juifs et païens, ravivé par la Guerre juive de 66-70[2]. Cette lettre qui n’est vraisemblablement pas de Paul, mais de son école, présente l’Église comme un instrument cosmique pour manifester le plan de Dieu, non seulement sur terre mais aussi dans le monde spirituel : « Ainsi désormais les Autorités et Pouvoirs dans les cieux, connaissent, grâce à l’Église, la sagesse multiple de Dieu. » (Ep 3,10). Par les Autorités et Pouvoirs dans les cieux, comprenons les anges. Les anges eux-mêmes sont surpris par ce qui se manifeste de Dieu ce qui se manifeste de « la sagesse multiforme de Dieu » dans l’Église. La prophétie se réalise d’une manière qui semble surprendre le Ciel lui-même : « l’impénétrable richesse du Christ » est annoncée aux païens (Ep 2,8). L’Église –comprendre non pas une édification ou un apostolat qui se ferait gloire de réaliser le mystère cache, mais le rassemblement des juifs et des païens réalisation de l’attente des prophètes et accomplissement de l’apostolat – est elle-même une épiphanie, ici une manifestation de cette sagesse multiforme, variée, diverse de Dieu.
La liturgie du culte de Noël ici à Mérignac nous rappelait : « Dieu fait briller sa lumière. Il donne son Fils, Jésus, lumière du monde ». La gloire prophétisée par Ésaïe, gloire eschatologique – c’est-à-dire de la fin de toute dernière – s’est pour nous déjà réalisée comme le dit la fin du chapitre 60 d’Ésaïe : ce n’est déjà « plus le soleil qui nous sert de lumière et la lune qui nous éclaire, mais l’Éternel qui est notre lumière, et notre Dieu, notre splendeur. » (Ésaïe 60,19). Gloire de Dieu en Ésaïe, enfant en Matthieu et Église, dans l’Épître aux Éphésien... le lectionnaire qui réunit ces trois textes en ce dimanche de l’Épiphanie ne nous rappelle pas des moments clés de la relation entre Dieu et son peuple, une chronologie, mais un même temps ou plutôt un même événement qui a surpris jusqu’aux anges. Cette automanifestation de Dieu qui se fait chair et qui rassemble les peuples et qui est connue du Ciel entier par l’Église, est un seul événement. Ce qui fait qu’au cours de son histoire les Pères de l’Église, les exégètes et pour finir nous tous avons un peu fini par confondre les trois textes : il n’y a pas de chameaux ni de rois en Matthieu, mais en Ésaïe 60, c’est un « afflux de chameaux […] de tout jeunes chameaux de Madiân et d’Eifa » (Es 60,6) dont on attend qu’ils recouvrent Sion. Il n’y a pas de rois en Mattieu, mais en Ésaïe 60, les rois étrangers rendent un culte commun avec le peuple de Jérusalem (Es 60,10), et les rois des nations marchent devant leur peuples, « mis en colonne » (Es 60,11). Les présents des mages, d’or d’encens et de myrrhe (Mt 2,11) sont les offrandes de toutes nations, hommage attendu par le messianisme juif de l’époque, et annoncés en Es 60,6. L’étonnement des Autorités et des Puissances dans les cieux dans l’Épître des Éphésiens, le théologien réformé Karl Barl se l’est lui représenté comme le Sanctus des anges (Es 6,3 ; 4,8) : « Saint, saint, saint, le Seigneur, le Dieu souverain, celui qui était, qui est et qui vient ! »
Alors tout ça c’est bien beau, et il y aurait déjà beaucoup de choses à dire, mais ce qui étonne quand on lit les trois textes, c’est que tant d’accomplissements messianiques, tant de réalisation des attentes d’un messie se trouve dans des textes qui ne nous donnent pas l’image attendue d’un Messie en gloire. En Ésaïe 60, le Messie n’est pas même mentionné. Et ce n’est pas le Temple qui est au centre de la prophétie d’Ésaïe mais le rassemblement eschatologique des peuples et leur culte commun. Éphésiens est plus disert sur la question christique – vous le savez Messie et Christ, c’est un seul et même mot : Messie est le mot hébreu; Christ est le mot grec – mais il fait aussi la part belle à l’apostolat et à « l’Église-sagesse-multiple-de-Dieu ». Peut-être faut-il suspendre un moment la question de l’« Épiphanie ». Avant la manifestation de Dieu, il y a sa présence. Le mot épiphanie d’ailleurs, dans le NT, n’apparaît qu’avec les Lettres pastorales. Avant lui, le NT utilise plus volontiers un autre mot, un mot qui veut dire deux choses – et c’est cela qui nous intéresse, je crois – un mot qui veut dire « la présence » et « la venue ». Cela nous paraît deux choses différentes, mais ce mot grec veut dire les deux. Le mot parousie peut ainsi renvoyer à présence d’une divinité à un banquet en son honneur, ou à la présence que ce soit d’ailleurs, et à sa venue. Et même d’être en présence de ou de venir au-devant de. Dans le contexte hellénistique, une parousie désigne le fait pour une délégation de notables de venir au-devant d’un souverain[3]. Il faut imaginer, quand un empereur ou un roi s’approchait d’une grande ville, une délégation de notables sortir de la ville, traverser les cimetières ou les zones tampons hors des murs de la ville et la délégation venait au-devant du souverain. On ne peut s’empêcher de voir une parousie dans cette visite des mages qui se rendent chez l’enfant. Il y a certes une inflexion, c’est le détour par chez Hérode, voire un renversement, car le roi, celui auquel on rend une parousie, délègue, en quelque sorte, sa visite aux mages. Et aussi sans aucun doute un autre contrepoint subtil, c’est qu’à la différence de la parousie antique, les mages ne repartent pas avec le dignitaire accueilli pour le conduire jusque dans leur ville. Ils repartent, nous dit le texte, par un autre chemin. Quand on rencontre Dieu on ne repart pas par le même chemin. Et en particulier, on ne revient pas auprès des puissants. Présence, venue, être en présence de, venir au-devant de… À chaque fois, le point de vue change, les façons de voir se complexifient et nous envisageons l’événement sous un nouvel angle, et peut-être nous rapprochons-nous de cette sagesse multiple de Dieu nous parle Éphésiens et qui a surpris jusque dans les cieux. Cette sagesse multiforme ou en constant déploiement nous la voyons dès Es 60. La gloire divine fonctionne comme moteur universel, mettant en mouvement des forces humaines, cosmiques (mages, étoiles, nations, rois), la création elle-même animale (chameaux), géologique (les îles), végétale (les arbres, Es 60,13-14). Dans la construction de la Jérusalem de la fin des temps, le prophète exhorte son peuple à reconnaître que le dessein de Dieu les implique profondément. Ils ne sont pas appelés à rester de simples spectateurs passifs observant l’œuvre divine, ni à se comporter comme des marionnettes manipulées par Dieu. Au contraire, ils sont invités à devenir des acteurs actifs et présents dans le processus par lequel Dieu magnifie sa création à travers eux (Es 60, 1-2, 7).
Quelle est l’action propre du Christ dans cette dynamique ?
On pourrait être tenté de répondre que la simple présence de l’oint de Dieu, du Messie, du Christ suffit à manifester la gloire divine et à initier un mouvement universel. Si on ressent cette absence du Messie au moment même où Dieu se fait chait, c’est qu’un court instant Dieu est en-dessous des anges. C’est l’abaissement de Dieu. Dieu n’est plus abstrait, une métaphore, une évocation de la transcendance, la Divinité, fût-elle écrite avec un D majuscule. Dieu se fait chair, il vient habiter notre monde; il apparaît avec un jeune enfant dont la vie est menacée, persécuté, plus tout à fait impuissant que le nouveau-né de Luc, mais toujours totalement dépendant de la bienveillance de son environnement – et malheureusement aussi livré à la haine des hommes, traqué dès avant avant sa naissance par le roi de son pays. Ce nouveau-né annonce une humanité nouvelle, réconciliant Juif et païen, l’humain et Dieu en un seul corps, et dont Paul dit juste avant notre texte de ce jour qu’au « moyen de la croix : là, il a tué la haine. » (Ep 2,16), une humanité nous l’avons dit plus haut qui n’a plus le soleil pour lumière et la lune pour éclairage, mais l’Éternel (Es 60,19). On peut penser à d’autres épiphanies de l’Ancien Testament : au Sinaï (Ex 24,16-17), lorsque Dieu conclut son alliance avec Israël, son kavod se manifeste sous après la construction du Tabernacle, le kavod de Dieu remplit le sanctuaire sous la forme d’un nuage. Moïse lui-même ne peut entrer à cause de la puissance de cette manifestation. Citons encore peut-être És 6, où le prophète la gloire de Dieu, entouré de séraphins proclamant sa sainteté. Les épiphanies, dans ces textes, est davantage une révélation de Dieu qu’une manifestation de l’action messianique directe. La présence de Dieu conduit à deux réactions : elle laisse interdit, paralysé, comme c’est le cas pour le prophète en Es 6. Et/ou elle met en mouvement… Peuples, chameaux, îles, mages. Elle mène à elle comme en Es 60 et Mt 2, et/ou elle fait repartir par un autre chemin comme en Mt 2. Ce n’est pas pour rien que nous recourrons souvent à ce verset des Nb (Nb 6,24-26) qui demande à Dieu qu’il tourne sa face vers nous lors de la bénédiction qui suit l’envoi, cette face que nous pouvons imaginer que rayonnante et qui nous renvoie vers le monde après la halte d’un moment que représente le culte.
Dieu qui vient vers nous.
Nous qui allons au-devant de Dieu.
« Grâce à l’Église » (Ep 310) dit l’auteur d’Éphésiens, comprenons l’Église comme corps du Christ, ou ici encore plus précisément manifestation du rassemblement de tous les peuples, « Grâce à l’Église », nous n’avons plus à être paralysés par la présence de Dieu : « En Christ, nous avons par la foi en lui, la liberté de nous approcher en toute confiance. » (Ep 3,12). Nous sommes déjà après, dans ce temps de la fin des temps. Nous recevons l’encouragement de ne pas nous laisser abattre par les détresses endurées, que ce soit pour les Éphésiens les détresses endurées par Paul pour eux ; pour nous aujourd’hui, par les détresses dont nous sommes témoins ou que nous endurons. La bonne nouvelle c’est que par cette révélation du mystère pour reprendre le vocabulaire de Paul, nous ne sommes plus paralysés par Dieu ou fâché avec lui et que ce Dieu ne nous garde pas figés mais nous renvoie dans le monde éclairé de sa lumière pour voir non plus un monde sombre, mais un monde sous sa lumière.
[1] Élian CUVILLIER, « L’Épître aux Éphésiens », in Daniel MARGUÉRAT, Introduction au Nouveau Testament, Son histoire, son écriture, sa théologie, 20084, Labor et Fides, Genève, p. 88.
[2] Andreas DETTWILER, « L’Épître aux Éphésiens », in Daniel MARGUÉRAT, Introduction au Nouveau Testament, op. cit., p. 308.
[3] Theological Dictionary of the New Testament, art. « παρουσία ».